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Nicolas éprouvait quelque gêne à retourner ainsi sur la sellette un homme pour lequel il avait toujours éprouvé des sentiments de sympathie qui répondaient tout naturellement à l’attention bienveillante que Semacgus n’avait cessé de lui porter.

— Je dois vous prévenir d’une autre disparition, dit-il. Le commissaire Lardin n’a pas été revu depuis vendredi soir. Vous êtes, apparemment, la dernière personne à l’avoir vu.

La réponse de Semacgus fut simple et surprenante.

— Cela devait arriver.

La plume de Bourdeau se remit à crisser de plus belle.

— Que voulez-vous dire ?

— Que Lardin, à force de mépriser le genre humain, devait s’attirer des ennuis.

— C’est votre ami...

— L’amitié n’empêche pas la lucidité.

— Puis-je me permettre de vous faire observer que vous parlez de lui comme s’il était mort...

Semacgus regarda Nicolas avec commisération.

— Je vois que le métier rentre, monsieur le policier. L’apprentissage est apparemment terminé.

— Vous ne m’avez pas répondu.

— C’est juste une intuition. Mon souci va beaucoup plus au sort de mon domestique, que vous semblez bien oublier. Saint-Louis est un esclave. Le propre des esclaves est de prendre la fuite.

Les yeux bruns regardèrent Nicolas tristement.

— Voilà des idées bien convenues dans une jeune tête, et qui ne vous ressemblent guère, Nicolas. D’ailleurs, Saint-Louis est libre ; je l’ai affranchi. Il n’a aucune raison de s’enfuir. D’autant plus que sa femme, Awa, est toujours à la maison.

— Vous donnerez son signalement exact à M. Bourdeau. Nous allons le faire rechercher.

— Je souhaite qu’on le retrouve, j’y suis fort attaché.

— Encore une question. Lardin avait-il son sempiternel gourdin, vendredi soir ?

— Je crois bien que non, répondit le docteur.

Il regarda à nouveau Nicolas avec, cette fois, une lueur de curiosité amusée.

— Ce sera tout, docteur, fit celui-ci. Voyez avec Bourdeau pour Saint-Louis.

Quand Semacgus se fut retiré, les deux policiers restèrent un long moment plongés dans leurs réflexions. Bourdeau tapotait le bureau du bout des doigts.

— Pour un premier interrogatoire, personne n’aurait pu faire mieux, dit-il enfin.

Nicolas ne releva pas cette remarque, qui pourtant lui fit plaisir.

— Je retourne rue Neuve-Saint-Augustin, fit-il. M. de Sartine doit être immédiatement avisé de tout cela.

Bourdeau hocha la tête négativement.

— Pas de zèle, jeune homme, il est surtout l’heure d’aller déjeuner ! Elle est même passée de beaucoup. D’ailleurs, le lieutenant général n’est pas visible l’après-midi. Je vous invite. Je connais un petit cabaret où le vin est bon.

Après avoir longé la Grande Boucherie, dont les bâtiments étaient situés à l’arrière du Châtelet, ils s’engagèrent dans la petite rue du Pied-de-Bœuf. Nicolas avait fini par s’accoutumer aux habitudes et même aux odeurs du quartier. Les bouchers abattaient le bétail dans leurs boutiques et le sang ruisselait au milieu des ruelles, où il caillait sous les pieds des passants. Mais cela n’était rien à côté des exhalaisons qui sortaient des fonderies de suif animal. Bourdeau sautait d’ornières en flaques, insensible à la puanteur. Nicolas, qui rentrait tout juste de sa Bretagne et avait encore sur sa peau le souffle des tempêtes, mit son mouchoir sur son visage, au grand amusement de son compagnon.

Le tripot était accueillant. Il était fréquenté par des commis d’échoppes et par des clercs de notaires. L’aubergiste était du même village que Bourdeau, près de Chinon, il en vendait le vin. Ils s’attablèrent devant une fricassée de poulet, du pain, des fromages de chèvre et un pichet de vin. En dépit du caractère peu ragoûtant de la promenade, Nicolas fit honneur à l’ambigu[4] et s’y attaqua gaillardement. La conversation consista en plans de campagne : prévenir M. de Sartine, mener des enquêtes à Vaugirard et rue du Faubourg-Saint-Honoré, interroger Descart et la Paulet et poursuivre l’examen des rapports de police.

Il était près de cinq heures quand ils se séparèrent. Nicolas ne trouva pas Sartine à son hôtel : il était à Versailles, appelé par le roi. L’idée lui vint d’aller rendre visite au père Grégoire, mais le couvent des Cannes était bien loin, la nuit tombait et il décida de rentrer sagement rue des Blancs-Manteaux.

La maison était décidément fort agitée en son absence. À peine y avait-il pénétré qu’il entendit à nouveau deux personnes converser, cette fois dans le salon de Mme Lardin.

— Il savait tout, Louise, disait une voix d’homme.

— Je sais, il m’avait fait une scène affreuse. Mais enfin, Henri, expliquez-moi, si vous le pouvez, la raison de votre présence dans cette maison ?

— C’était un piège. Je ne peux rien vous dire... Vous n’avez pas entendu un bruit ?

Ils se turent. Une main s’était plaquée sur la bouche de Nicolas, une autre le poussait dans l’obscurité et l’entraîna dans l’office. Il ne voyait rien et n’entendait qu’une respiration haletante. On le lâcha. Il sentit un souffle et respira un parfum qui ne lui était pas étranger, puis des pas s’éloignèrent et il se retrouva seul dans le noir, attentif et immobile. Peu après, la porte d’entrée se referma et il entendit Louise Lardin qui regagnait ses appartements au premier. Il attendit encore quelques instants et monta dans sa soupente.

IV

DÉCOUVERTES

« À mesure qu’on est plus éclairé, on a moins de lumière. »

Prince de Ligne
Mardi 6 février 1761

À son réveil, Nicolas tenta de se remémorer dans les plus petits détails la scène qui avait marqué son retour rue des Blancs-Manteaux. Le parfum fugace qu’il avait respiré ne pouvait être que celui de Marie Lardin. Si Catherine, la cuisinière, l’avait ainsi saisi, il l’aurait reconnue à l’instant par l’odeur composite dont son vêtement était toujours imprégné. Mais pourquoi Marie l’avait-elle entraîné ainsi ? Elle voulait sans doute le protéger, mais contre qui ? Il avait bien reconnu les voix de Descart et de Mme Lardin, et leurs propos n’avaient pour lui rien de mystérieux. Plusieurs conclusions en découlaient toutefois. Descart avait avec Louise Lardin des relations particulières. Il lui avait raconté l’incident du Dauphin couronné, et elle avait été scandalisée par sa présence dans cette maison. Mais pourquoi avait-il parlé de « piège » ? Était-ce manière de se disculper d’avoir été là ?

Pour Nicolas, ce court dialogue prenait un sens spécial à la lumière de l’agression protectrice dont il avait fait l’objet. Le fait que quelqu’un — Marie Lardin avait jugé qu’être témoin de cet entretien consumait un danger donnait à tout cela une dimension inquiétante. Le mieux, désormais, était de jouer l’innocent et de ne marquer sa curiosité à aucun des habitants de la maison. Chacun apprendrait bien assez vite, si cela n’était déjà fait, qu’il était l’enquêteur désigné par Sartine pour résoudre l’affaire de la disparition du maître de maison.

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4

Repas où l’on sert à la fois la viande et le dessert.