Выбрать главу

— Il blasphème avec les Écritures ! glapit Descart. « Dans le forfait des lèvres, il y a un piège funeste. » Si vos médiocres réflexions se voulaient un peu pour pensées[7], vous sauriez, comme l’enseigne Batalli[8], que « le sang, dans le corps humain, est comme l’eau dans une bonne fontaine : plus on en tire, plus il s’en trouve ». Moins de sang, plus de sang. Tout est évacué et tout se dissout, les fièvres, les humeurs, l’âcreté, les acrimonies et la viscosité. Plus on saigne, mieux on se porte, pauvre ignorant !

Un peu d’écume apparaissait à la commissure de ses lèvres minces. Machinalement, il avait saisi sa lancette et traçait des volutes sur le miroir sanglant de la bassine.

— Brisons là, monsieur, l’exemple est fort mauvais. Le pauvre Patin[9] exigea d’être saigné sept fois et il mourut. Auteur pour auteur, je préfère m’en remettre à notre ami Sénac, le médecin du roi, que vous connaissez sans doute ? Quand on prétend détourner le sang de la tête, on le détourne du talon. Vous n’êtes ni savant, ni civil, ni honnête, et je m’en vais vous demander très directement...

Nicolas décida d’interrompre cette querelle qui le dépassait, bien qu’il comprît confusément que les arguments de Semacgus étaient frappés au coin du bon sens. Cette réaction n’était sans doute pas équitable, car sa préférence pesait sur son jugement. Mais il était aussi gêné de voir Semacgus se prendre au jeu, répondre aux provocations de Descart, et s’engager dans cette controverse ridicule.

— Messieurs, cela suffit, jeta-t-il, vous débattrez un autre jour. Monsieur Descart, si je suis ici, c’est au nom de M. de Sartine, lieutenant général de police, de qui je tiens tout pouvoir pour enquêter sur la disparition du commissaire Guillaume Lardin. Nous savons que vous fûtes parmi les derniers à l’avoir rencontré.

Descart fit quelques pas et tisonna le feu qui repartit en crépitant avec un vif éclat.

— Tout arrive dans ce monde d’iniquités, soupira-t-il. Ce petit jeune homme...

— J’attends votre réponse, monsieur.

— J’ai, en effet, dîné chez les Lardin, il y a dix jours.

Semacgus fit un mouvement, Nicolas le retint, une main sur son bras. Il sentit le bouillonnement intérieur qui l’agitait.

— Vous ne l’avez pas revu depuis ?

— Je vous ai répondu. « Vous êtes mes témoins, oracle de Dieu. »

— Avez-vous rencontré Lardin depuis ?

— Pas le moins du monde. Quelle est cette inquisition ?

Semacgus ne put s’empêcher de prendre la parole, mais sa question ne fut pas celle que Nicolas redoutait.

— Descart, qu’avez-vous fait de Saint-Louis ?

— Rien du tout, Votre nègre ne m’intéresse pas. Il souille la terre du Seigneur.

— On m’a dit..., intervint Nicolas.

Et il fut à nouveau surpris par la réponse de Descart.

— Que j’ai tiré dessus, à la Saint-Jean ? Ce diable volait des cerises dans mon jardin. Il n’a eu que ce qu’il méritait, une volée de gros sel.

— J’ai mis deux heures à les lui retirer, vos grains de sel, s’emporta Semacgus. Mon domestique ne vous avait pas volé, il passait devant chez vous. Maintenant, il a disparu. Qu’en avez-vous fait ?

Nicolas observait avec intérêt la tournure que prenait la confrontation. Deux morceaux de silex frappés l’un contre l’autre produisent une étincelle. Laissons les hommes débattre, se disait-il, la vérité en jaillira peut-être.

— Expliquez donc plutôt à ce petit jeune homme ce que vous faites avec la femelle de cet esclave ! ricana Descart. « Leur visage est plus sombre que la suie. » Tout le monde sait dans quelle fange vous vous roulez avec elle. La bête jalouse vous a menacé et vous l’avez tuée, voilà tout !

Semacgus se leva. Nicolas, lui pressa fortement le bras ; il se rassit.

— La calomnie fait bon ménage chez vous avec la dévotion, à ce qu’il paraît, monsieur le Décalogue. Sachez que je ne vous laisserai pas un instant tranquille, que je n’aie retrouvé mon serviteur, dont je vous apprends qu’il n’est pas esclave, mais un être humain comme moi, comme M. Le Floch et peut-être même comme vous, monsieur le saigneur.

Descart serrait convulsivement la lancette qu’il avait toujours à la main. Les trois hommes se turent jusqu’au moment où Nicolas, d’une voix froide et avec une autorité qui les surprit, abaissa le rideau sur la scène.

— Docteur Descart, je vous ai entendu. Sachez que vos propos seront vérifiés et que vous aurez à comparaître devant un magistrat qui vous interrogera sur la disparition du commissaire Lardin, mais aussi sur celle de Saint-Louis. Monsieur, je suis votre serviteur.

En entraînant rapidement Semacgus, il entendit Descart proférer une dernière citation :

— « J’ai été en opprobre à mes voisins et en horreur à ceux de ma connaissance. »

L’air froid leur fit du bien. Le visage de Semacgus, déjà naturellement coloré, était rouge brique et une veine violacée battait fortement à sa tempe.

— Nicolas, je n’ai pas tué Saint-Louis. Vous me croyez, n’est-ce pas ?

— Je vous crois. Mais je voudrais vous croire aussi pour Lardin. Vous figurez parmi les suspects, vous en conviendrez.

— C’est vous, maintenant, qui parlez comme si Lardin était mort.

— Je n’ai pas voulu dire cela.

— Mais pourquoi m’avoir empêché de lui parler de la soirée chez la Paulet ?

— Vous me l’avez dit vous-même : rien n’indique qu’il y ait été reconnu. Ce serait votre parole contre la sienne. J’attends d’autres témoignages qui corroboreront votre déclaration. Mais pourquoi vous hait-il autant, au-delà de vos controverses médicales ?

— Ne les sous-estimez pas, Nicolas. Elles participent de la vieille rivalité entre médecins et chirurgiens. Je soigne quelques pauvres gens ; il estime que j’empiète sur son territoire et détourne sa pratique...

— Mais vous avez été amis ?

— Des connaissances, tout au plus. À cause de Lardin.

— Répondez-moi, y a-t-il eu quelque chose entre Louise Lardin et vous ?

Semacgus leva la tête vers l’azur éclatant. Il cligna les yeux. Tes reporta sur le visage tendu de Nicolas, soupira et, posant la main sur l’épaule du jeune homme, se mit à parler à voix basse.

— Nicolas, vous êtes bien jeune, je me répète. Pour dire le vrai, je crains que Louise Lardin ne soit une femme dangereuse dont il faudra, vous aussi, vous méfier,

— Est-ce une réponse ?

— La réponse est que je lui ai cédé une fois.

— Lardin le savait ?

— Je l’ignore, mais Descart nous a surpris.

— Il y a longtemps ?

— Un an à peu près.

— Pourquoi Descart n’en parle-t-il pas ?

— Parce qu’il est lui-même dans la même situation. Qu’il m’accuse et cette accusation pourra être retournée contre lui.

— Qui le sait, pour Descart ?

— Interrogez Catherine, elle sait tout. Et si Catherine le sait, Marie l’apprendra très vite, elle ne lui cache rien.

вернуться

7

Examinées soigneusement.

вернуться

8

L. Batalli. Médecin italien, auteur du De Curatione per sanguinis missionem (1537).

вернуться

9

G. Patin (1605-1672), professeur au Collège de France.