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Nicolas tendit la main à Semacgus avec un sourire lumineux.

— Nous sommes toujours amis, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, Nicolas. Personne ne souhaite plus que moi que vous aboutissiez et n’oubliez pas, par Dieu, le pauvre Saint-Louis.

Nicolas revint rue Neuve-Saint-Augustin, grave de ce qu’il venait d’apprendre, mais le cœur léger d’avoir retrouvé l’amitié de Semacgus. Il songea gaiement que M. de Sartine serait privé d’informations et qu’il ne lui ferait rapport que lorsqu’il aurait aliment plus substantiel à lui mettre sous les yeux. Il lui conservait toujours une petite rancune de leur dernière rencontre.

Bourdeau l’attendait, l’air affairé et mystérieux. Un rapport du guet l’avait intrigué. Une certaine Émilie, marchande de soupe, avait été arrêtée le samedi 3 février vers six heures du matin par une ronde de la garde des barrières. Interrogée au commissariat du Temple, les détails qu’elle avait donnés étaient si extravagants qu’on avait supposé l’histoire inventée et qu’on ne les avait relevés que pour la forme. La vieille femme avait été relâchée. Bourdeau avait fait son enquête. Elle était connue de la police pour de menus délits et comme ancienne fille galante tombée, avec l’âge, dans la crapule, puis dans la misère. Bourdeau avait sauté dans une voiture, retrouvé la vieille Émilie et venait de l’interroger au Châtelet où elle était retenue. Il tendit son rapport à Nicolas.

Du mardi 6 février 1761

Par-devant nous, Pierre Bourdeau, inspecteur de police au Châtelet, est comparue Jeanne Huppin, dite « la vieille Émilie », marchande de soupe et ravaudeuse en chambre, demeurant en meublé, rue du Faubourg-du-Temple, près de la Courtille.

Interrogée, a dict, en ces mots : « Hélas, mon Dieu, où en suis-je réduite, ce sont mes péchés qui ont fait tout cela. »

Enquis si elle s’était portée au lieu dit « la Villette », au Grand Équarrissage de Montfaucon pour y dérober viande pourrissante qu’on a trouvée sur elle et cela de manière illicite et contrairement aux ordonnances.

A répondu à ce que nous lui demandions, s’être bien rendue à Montfaucon pour y recueillir quelque aliment.

Interrogée si cette viande n’était pas destinée à son commerce de soupe.

A répondu qu’elle avait l’intention d’en user pour elle-même et que misère et besoin créant nécessité l’y avaient contrainte.

A dict qu’elle voulait faire révélation à condition qu’on lui promette d’en tenir compte et cela non pour excuser son geste mais pour faire acte de bonne chrétienne qu’elle était et décharger sa conscience d’un lourd secret.

A dict qu’étant occupée à couper, avec un grand tranchoir, un morceau de bête morte, elle avait entendu un cheval hennissant et deux hommes approcher. Qu’elle s’était dissimulée par peur et crainte d’être surprise par ce qu’elle prenait pour une ronde du guet qui surveille quelquefois ces lieux. A vu lesdits hommes, s’éclairant d’un falot, vider deux tonnelets d’une matière qui lui parut sanglante, le tout accompagné de vêtements. A ajouté qu’elle avait entendu comme un craquement et vu quelque chose brûler.

Interrogée pour savoir si elle avait distingué ce qui avait brûlé.

A répondu qu’elle avait trop peur et que son épouvante lui avait ôté le sens. Le froid l’ayant ranimée, elle s’était enfuie sans rien vouloir examiner de crainte d’attirer sur elle une bande de chiens errants qui s’étaient rassemblés. Elle franchissait la barrière de la ville, quand la garde l’avait arrêtée et interrogée.

Bourdeau proposait de se porter rapidement à Montfaucon, afin d’examiner ce qu’il en était. La vieille Émilie devait être du voyage et justifier sur place l’exactitude et la cohérence de ses propos. Si ceux-ci étaient vérifiés, cela indiquerait en tout cas qu’un drame sanglant avait eu lieu au cours de la nuit durant laquelle Lardin avait dispara. Nicolas objecta que la capitale recelait, la nuit, bien des mystères et qu’il n’y avait aucune raison de penser qu’il existait un lien entre cette affaire et leur enquête. Il accepta pourtant d’accompagner Bourdeau.

D’un naturel généreux, Nicolas était néanmoins économe des deniers qu’on lui avait confiés et il hésita à écorner le pécule de M. de Sartine, pour louer une voiture de place. La vieille Émilie fut extraite de sa cellule du Châtelet et ils la laissèrent ignorer le but de leur déplacement. Nicolas comptait sur les affres de l’incertitude pour affoler la miséreuse et saper ses défenses. Elle était maintenant assise à côté de Bourdeau. Nicolas, qui lui faisait face, pouvait à loisir observer l’ancienne fille galante. Jamais il n’avait vu spectacle plus lamentable que ce reste dérisoire de splendeurs passées. La vieille portait des hardes disparates, les unes sur les autres. La pauvre femme craignait-elle qu’on ne les lui dérobât, ou cherchait-elle à se préserver du froid ? Cet amoncellement de tissus, déchirés et crasseux, était comme empaqueté dans une sorte de houppelande faite d’une matière inconnue qui aurait pu être du feutre si le temps ne l’avait transformée en une sorte de couverture floconneuse. Ce vêtement laissait par endroits resplendir des vestiges préservés de riches étoffes, de bouts de dentelles jaunies, de strass et de broderies de fils d’or et d’argent. Tout un passé défilait ainsi dans les strates qui recouvraient ce naufrage humain. D’un bonnet informe serré par un ruban surgissait une face à la fois étroite et bouffie dans laquelle deux yeux gris souris, agités par l’inquiétude, ne cessaient de se mouvoir, soulignés plus que de raison par un noir presque bleu qui rappela à Nicolas les moustaches dessinées au charbon de son enfance. Une bouche déformée, à demi ouverte sur quelques chicots, laissait passer un bout de langue étonnamment rose.

Le regard grave que Nicolas posait sur elle finit par intriguer la vieille Émilie. Par habitude, elle lui décocha une œillade qui le fît rougir jusqu’aux cheveux. Il était horrifié de ce que ce geste pouvait signifier. Elle comprit aussitôt qu’elle faisait fausse route et reprit son attitude affaissée. Puis, elle fourragea dans une sorte de réticule de satin vert, qui avait connu des jours meilleurs, pour étaler sur ses genoux ses derniers trésors : un quignon de pain noir, un éventail de jais cassé, quelques sols, un petit couteau de corne, une boîte à rouge en laiton et une brisure de miroir. D’un doigt sale, elle recueillit un peu de rouge et, se considérant dans le triangle de glace, se mit à maquiller ses pommettes. Elle retrouvait, peu à peu, les gestes habituels et émouvants de la femme qu’elle avait été. Elle clignait des yeux, reculait la tête pour mieux apprécier le soin de ses efforts, pinçait les lèvres, souriait et essayait de retendre son front ridé. À la pauvresse qui lui faisait face. Nicolas crut voir se substituer la silhouette de la jeune fille charmante et enjouée qui, quarante ans plus tôt, approchait chaque soir le Régent. Ému, Nicolas détourna le regard.

Ils furent bientôt hors les murs et la vieille Émilie, qui, depuis quelque temps, observait le paysage par la glace de la voiture, reconnut la direction prise. Elle les regardait l’un après l’autre, pitoyable dans son angoisse. Nicolas regretta aussitôt de ne pas avoir tiré les rideaux de cuir et se promit de mieux veiller, à l’avenir, à ce genre de détails. C’est ainsi qu’il se forgeait sa propre doctrine au gré des événements et que les règles non écrites de son métier s’inscrivaient dans sa mémoire jour après jour. Il progressait dans la domination de la matière criminelle en y apportant sa sensibilité, son sens de l’observation, la richesse de son imagination et ses mouvements inattendus dont la justification lui apparaissait après coup. Il était son propre maître, se décernant à lui-même blâme ou louange. Il avait surtout retenu que seule une méthode souple, fondée sur l’expérience, permettait l’approche de la vérité.