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La voiture s’arrêta et Bourdeau descendit pour parlementer avec des manœuvres qui s’étaient approchés, intrigués par leur arrivée. Sur une colline proche, un cavalier solitaire les observait près d’un grand chêne dont les branches portaient une multitude de corbeaux. Nicolas nota la chose sans s’y attarder et aida la vieille à descendre. Sa main était moite et brûlante, elle tenait à peine sur ses jambes et paraissait en proie à la plus vive terreur.

— Mon Dieu, je ne peux pas...

— Allons, un peu de courage, madame. Nous sommes avec vous. Vous n’avez rien à craindre. Montrez-nous l’endroit où vous étiez dissimulée.

— Je ne reconnais rien, avec toute cette neige, mon brave monsieur.

Le ciel était sans nuages, mais le froid, ici, était plus vif qu’à Paris. La neige craquait sous leurs pas. Ils avancèrent à l’aveuglette et finirent par tomber sur des monticules informes d’où sortaient des sabots couverts de givre. Bourdeau interrogea l’un des équarrisseurs.

— Depuis combien de temps ces carcasses sont-elles là ?

— Quatre jours, au moins. Avec le carnaval, nous n’avons travaillé ni samedi ni dimanche. De toute façon, entre-temps, le gel s’y était mis. À cette heure, il faut attendre le redoux pour manier la viande morte.

La vieille Émilie tendit une main et désigna l’une des masses. Bourdeau balaya la neige qui la recouvrait et dégagea le corps d’un cheval. L’une de ses cuisses avait été entamée.

— C’est celui-là ? Au fait, qu’avez-vous fait de votre tranchoir ?

— Je ne sais plus.

Bourdeau continuait à travailler, agenouillé sur le sol. Un éclair bleuté brilla dans la neige. Il leva un grand coutelas de boucher.

— Ce ne serait pas votre outil, par hasard ?

Elle s’en saisit, le serra contre elle comme s’il s’était agi d’un objet précieux.

— Oui, oui, c’est bien lui, mon couteau.

Bourdeau dut la forcer un peu pour le lui reprendre.

— Je ne peux vous le laisser, pour le moment.

Nicolas intervint.

— Rassurez-vous, on vous le rendra. Dites-moi simplement où vous étiez placée.

Cette voix tranquille la calma. Comme une automate, elle se pencha vers le sol et se tapit contre la carcasse, le regard tendu vers l’angle d’un bâtiment de brique situé à quelques toises.

— C’est là-bas, murmura Nicolas sourdement, en la relevant et en époussetant la neige qui la couvrait. N’ayez crainte, l’inspecteur et moi, nous irons seuls. Restez là et attendez-nous.

Ils butèrent assez vite contre plusieurs monticules neigeux. Nicolas s’arrêta, réfléchit et pria Bourdeau d’aller chercher un instrument pour dégager la neige. D’évidence, il ne s’agissait pas de carcasses d’animaux. Pour tromper son attente, il creusa un peu dans l’un des tas. Ses doigts touchèrent une matière dure, en plusieurs morceaux, comme les dents d’un râteau géant. Il se contraignit à saisir cela à pleines mains et tira fermement. Une chose lourde se décolla de la terre gelée et, horrifié, il vit monter vers lui une charogne qu’il reconnut aussitôt comme les restes d’un thorax humain. Quand Bourdeau revint avec un balai de brins de bruyère noués, Nicolas, blême, se frottait vigoureusement les mains avec de la neige.

Un coup d’œil suffit à l’inspecteur pour comprendre l’émotion du jeune homme. Sans échanger une parole, ils dégagèrent avec soin le terrain alentour, mettant au jour plusieurs débris humains, mêlés de paille, et des ossements presque entièrement décharnés auxquels ne demeuraient attachés que quelques lambeaux gelés et noircis.

Ils déposèrent ces restes les uns à côté des autres et reconstituèrent peu à peu ce qui avait été un corps. L’état du squelette sorti de sa gangue de neige montrait assez combien la vermine des rats et des bêtes de proie s’était acharnée sur lui. Il ne fallait pas être grand anatomiste pour constater que de nombreux ossements manquaient, mais la tête était là, mâchoire fracassée. Près de l’endroit où Nicolas avait fait sa première découverte, ils recueillirent des vêtements, un pourpoint de cuir, une chemise noirâtre et lacérée, qui paraissait trempée de sang.

Leur dernière trouvaille confirma les craintes de Nicolas. Le gourdin de Lardin apparut, avec ses motifs étranges sculptés sur l’argent du pommeau et cette espèce de serpent qui s’enroulait autour de sa hampe. L’inspecteur hocha la tête ; lui aussi avait compris. D’autres indices suivirent : une culotte de calmande grise et des bas, poisseux d’une matière sombre, et deux souliers dont les boucles avaient disparu. Nicolas décida de joindre ces objets à tout ce qu’ils avaient trouvé et de procéder plus tard à leur examen minutieux. Il chargea à nouveau Bourdeau de trouver quelque chose qui permette d’emporter leur macabre moisson. Celui-ci revint assez vite avec une vieille malle en osier achetée à un équarrisseur qui en usait pour garder son tablier de travail et ses instruments. Elle fut aussitôt remplie, les os soigneusement enveloppés dans les vêtements.

Cependant, Nicolas paraissait chercher autre chose et furetait, accroupi, le nez au sol. Soudain, il demanda à Bourdeau de lui donner un morceau de papier, et se mit à estamper de petits cratères qui marquaient un peu partout le sol et s’étaient imprimés dans la glaise avant qu’elle ne soit recouverte de neige et durcie par le gel. Nicolas ne fit aucune remarque particulière. Il ne souhaitait pas transmettre le fruit de sa réflexion, même à Bourdeau. Il ne s’agissait pas de méfiance, mais il ne lui déplaisait pas d’envelopper de quelque mystère la subordination dans laquelle les événements avaient placé l’inspecteur. Il s’en voulut un peu de cette précaution qu’il jugea pourtant préférable aussi longtemps que lui-même restait dans le vague et ne s’était pas encore expliqué certaines de ses observations.

À un regard interrogateur de son compagnon, il répondit par un coup de menton et par une mimique sceptique. Ils emportèrent la malle. Ils avaient oublié la vieille Émilie qui les considérait, l’air hébété, et reculait devant leur cortège. Nicolas, au passage, la prit par un bras et la ramena à la voiture. Elle pleurait silencieusement et les larmes, délayant ses fards, transformaient si atrocement son visage que Nicolas sortit son mouchoir et lui essuya, avec une infinie douceur, les traînées noires et rouges qui coulaient le long de ses joues.

Le retour fut morne. Nicolas restait silencieux, plongé dans ses pensées. La nuit tombait quand ils franchirent la barrière. Nicolas ordonna brutalement au cocher de s’engager dans une ruelle perpendiculaire et d’éteindre le falot. Il n’eut que le temps de sauter à terre pour apercevoir un cavalier qui passait au galop dans la rue principale ; c’était le même homme qui les observait au Grand Équarrissage.