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Au Châtelet, Nicolas fit mettre en sûreté, à la Basse-Geôle, la malle contenant les restes présumés du commissaire. Il entendait aussi conserver sous la main la vieille Émilie pour l’interroger lui-même à nouveau et il lui fit donner une cellule à pistole[10], qu’il paya avec recommandation d’y servir un repas chaud. Il se retira ensuite dans le bureau de permanence pour y rédiger un rapport succinct à l’intention de M. de Sartine, relatant sa visite à Descart et le transport à Montfaucon, en omettant sa conversation avec Semacgus. Il concluait, sous réserve des vérifications qu’il se proposait de poursuivre, sur la possibilité que les restes découverts fussent bien ceux de Guillaume Lardin.

V

THANATOS

« Mais voici pour notre victime le chant sans lyre qui sèche les mortels d’effroi. »

Eschyle

Nicolas était rentré tard me des Blancs-Manteaux. La maison était silencieuse et il espérait que Catherine, comme elle était accoutumée de le faire, lui avait laissé quelque fricot dans un plat qu’elle maintenait sur le potager éteint qui conservait longtemps sa chaleur. Il trouva en effet son couvert mis sur la table avec du pain et une bouteille de cidre. Il aperçut un ragoût d’un légume étrange — une racine que Catherine avait découverte lors de ses campagnes en Italie et en Allemagne et dont elle cultivait un carré dans le jardin derrière la maison. Ces « pommes de terre[11] » en civet embaumaient l’office. Il s’attabla, se versa à boire et emplit son assiette. L’eau lui venait à la bouche à la vue des légumes noyés dans une sauce brillante que rehaussaient les pelures de persil et de ciboulette. Catherine lui avait donné la recette de ce plat succulent. Il fallait choisir des pommes de terre de bonne taille, puis procéder avec une extrême lenteur, laisser le temps transformer les divers éléments et surtout ne manifester aucune impatience si on voulait aboutir aux résultats espérés.

Tout d’abord elle « belait » ses grosses, comme elle disait, avec soin et en favorisant les arrondis sans angles. Ensuite, il convenait de tailler des carrés de lard gras qu’on laissait fondre insensiblement et qui devaient être retirés du plat ayant exprimé tout leur suc et surtout avant de prendre couleur. Alors, précisait-elle, il fallait coucher les pommes de terre dans la graisse brûlante et les laisser blondir et dorer lentement avec des gousses d’ail non épluchées et une jetée de thym et de laurier. Ainsi, les légumes s’enroberaient d’une couche croustillante. La cuisson se prolongeant, ils s’attendriraient jusqu’au cœur, alors et alors seulement, une franche cuillère de farine les recouvrirait, le plat serait vigoureusement agité à la main et, quelques minutes après, une demi-bouteille de bourgogne inonderait le tout. Il faudrait encore saler, poivrer et laisser mijoter à petits bouillons pendant deux bons quarts d’heure. La sauce prendrait consistance, elle deviendrait douce et veloutée, satinée, nappant sans lourdeur ni fluidité excessives des pommes de terre qui demeureraient blondes et fondantes sous une croûte parfumée. L’amour seul, disait Catherine, faisait la bonne cuisine.

L’assiette de Nicolas n’était pas d’aplomb et il s’aperçut qu’elle dissimulait un papier sur lequel il reconnut l’écriture difficile et presque enfantine de la cuisinière. Le message était bref : « La putain m’a insultée ce soir, demain je dirai tout. » Il termina rapidement son repas. Il était hors de question d’aller trouver Catherine sur-le-champ pour la questionner ; elle logeait dans une chambre garnie à quelques maisons de là. Il constata avec remords que, habitant chez Lardin depuis plus d’ un an, il n’avait jamais eu la curiosité de savoir où demeurait précisément son amie. Il montait l’escalier quand Marie surgit sur le palier et l’entraîna quelques marches plus haut. Elle se serra contre lui, à tel point qu’il sentit son parfum. Sa joue effleurant la sienne, il constata qu’elle pleurait.

— Nicolas, murmura la jeune fille, je ne sais plus que faire. Cette femme me fait horreur. Catherine lui a dit des choses affreuses que je n’ai pas comprises. Elles se sont battues. Elle a chassé Catherine. C’était une deuxième mère pour moi. Et mon père, où est-il ? Avez-vous des nouvelles ?

Elle se tenait agrippée à son habit. Il lui caressait les cheveux pour la calmer, quand un bruit les fit sursauter. Elle s’arracha de lui, le poussa vers le haut et se colla au mur. Une ombre portant une lumière arpenta le palier, puis tout rentra dans l’ordre.

— Bonsoir, Nicolas, chuchota-t-elle.

Elle s’enfuit vers sa chambre, légère comme un oiseau, et Nicolas regagna sa soupente, en se promettant d’avoir avec elle une longue conversation. D’ordinaire, quand des soucis occupaient son esprit, il avait du mal à trouver le sommeil. Pour le coup, ceux-ci étaient si nombreux qu’il ne put se fixer sur aucun d’eux en particulier et qu’il sombra aussitôt dans un repos réparateur.

Mercredi 7 février 1761

Nicolas quitta la maison de bon matin. Elle semblait étrangement silencieuse. Remettant à plus tard le soin d’élucider les événements de la nuit, il se hâta vers le Châtelet, impatient de relancer l’enquête. Il avait fait déposer les restes trouvés à Montfaucon dans un petit réduit situé à côté de la Basse-Geôle et souvent utilisé pour dissimuler, aux yeux du public autorisé à morguer les cadavres, les spectacles par trop effroyables ou défiant l’honnêteté. Interdiction avait été donnée d’en ouvrir la porte à tout autre visiteur que Nicolas ou Bourdeau.

Cette précaution n’était pas inutile car, dès son arrivée, il apprit qu’un homme s’était présenté, tard dans la soirée, à l’inspecteur de permanence. Il venait, avait-il dit, mandaté par le commissaire Camusot, pour examiner le dépôt. Il avait eu beau mener force débats, menacer et tempêter, il n’avait pu obtenir d’être introduit auprès des pièces à conviction. Cet incident conforta Nicolas dans l’idée qu’il était surveillé et, cela, dès l’instant où M. de Sartine lui avait confié cette mission, et que l’individu en question était certainement le cavalier mystérieux qui les épiait au Grand Équarrissage. La première idée qui lui vint fut qu’il s’agissait de ce Mauval, le confident du commissaire Camusot. Si son hypothèse était fausse, il n’excluait pas que l’espion pût être une créature du lieutenant général de police chargée d’opérer un contrôle en partie double sur sa propre enquête.

Nicolas persistait à penser que M. de Sartine ne jouait pas franc-jeu avec lui. Il pouvait le comprendre, mais mesurait les conséquences de cette incertitude, marque de sa subordination et de son peu de poids. Son chef ne pouvait lui exposer certains faits, au mieux pour des raisons supérieures, au pire parce que lui, Nicolas, n’était qu’un jouet pris dans les engrenages d’intérêts politiques supérieurs, un pion aveugle qu’on se plaisait à promener d’un bout à l’autre de l’échiquier pour tromper l’adversaire. De fait, M. de Sartine lui avait ouvert la voie sans pour autant peser sur la conduite de l’enquête.

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10

Cellule de personnes privilégiées qui payaient pour les occuper et pouvaient se faire apporter leurs repas de l’extérieur.

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11

Mentionné la première fois en Europe en 1533, ce tubercule fut introduit en Espagne en 1570 ; plus tard en Italie, en Allemagne et en Irlande. Présente en France dès 1616, la pomme de terre déclenche des polémiques. On l’accuse de donner la lèpre. C’est Parmentier (1737- 1813) qui vulgarisera ce légume sous le règne de Louis XVI. Le monarque, dit-on, en mangeait à tous ses repas.