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Une fois de plus, le dévergondage de sa pensée conduisait Nicolas à des remises en cause incessantes, incapable qu’il était d’attendre sans imaginer et d’espérer sans craindre. Nicolas comprit qu’il avait encore beaucoup à apprendre, mais il se promit de devenir loup parmi les loups, avec ses propres armes.

Celte résolution le réconforta et, sur les conseils de Bourdeau, il ordonna de faire procéder à l’examen des débris humains dans la salle de la question, qui jouxtait le greffe du tribunal criminel. C’était une sombre pièce ogivale, seulement éclairée par d’étroites croisées à meneaux, dont les ouvertures étaient munies de hottes en métal disposées de telle sorte qu’elles empêchaient tout cri d’être perçu de l’extérieur, tout en interdisant au regard de plonger trop directement sur les séances sanglantes de l’instruction criminelle. Plusieurs tables de chêne massif, des fauteuils, des tabourets offraient un confort sévère aux magistrats, policiers et greffiers qui fréquentaient ce lieu. Soigneusement rangés le long des murailles, les instruments du bourreau attiraient le regard. Chevalets, planches de bois, coins, marteaux, maillets tous de tailles différentes —, tenailles, pinces, seaux, entonnoirs, lits de sangle, barres à rompre, glaives et haches d’exécution, tout l’arsenal de cauchemar de la question et de la mort judiciaire s’étalait ici. Nicolas ne put s’empêcher de frémir à la vue de cet appareil d’autant plus menaçant qu’il paraissait avoir été bien rangé par un bon artisan après sa journée de travail.

La mine gourmée et l’air impatient, Bouillaud, médecin ordinaire du Châtelet en quartier[12], et son acolyte Sauvé, chirurgien, attendaient Nicolas. Bourdeau les avait fait chercher au petit matin, le premier rue Saint-Roch et l’autre rue de la Tisseranderie. Tous deux avaient déféré de mauvaise grâce à cette invite qui heurtait les règles routinières de leur emploi. Ils semblaient irrités et toisaient Nicolas. Celui-ci comprit aussitôt qu’il ne s’imposerait qu’en montrant sa force dès l’abord ; il ne devait surtout pas se perdre dans des paroles inutiles. Considérant d’un œil noir les deux importants personnages, il tira de sa poche la commission du lieutenant général de police, qu’il déploya et tendit aux deux praticiens. Ils la parcoururent, l’air pincé.

— Messieurs, commença Nicolas, je vous ai demandé de venir m’aider de vos lumières. Je dois vous dire en premier lieu que les avis que vous me rendrez ne devront, en aucun cas, être divulgués. Ils sont destinés à M. de Sartine qui se réserve cette affaire et qui compte sur votre discrétion. Me suis-je bien fait comprendre ?

Les deux médecins acquiescèrent en silence.

— Vos vacations habituelles vous seront payées.

Un double soupir d’aise détendit l’atmosphère.

— Messieurs, reprit Nicolas, voici ce qui a été découvert hier, en fin d’après-midi, à Montfaucon, sous plusieurs couches de neige. Les vêtements que vous voyez n’enveloppaient pas les membres. Nous avons quelques raisons de penser que ces restes appartiennent à un homme assassiné dans la nuit de vendredi à samedi dernier. Nous allons procéder tout d’abord à l’inventaire des vêtements, puis vous nous direz votre sentiment sur les ossements.

Tous s’approchèrent de la grande table. Bouillaud et Sauvé, saisis par l’odeur qui se dégageait, déployèrent de grands mouchoirs blancs et Bourdeau prisa. Nicolas aurait bien voulu faire de même, mais c’était à lui d’opérer sur les vêtements et il retint sa respiration.

— Une culotte déchirée, tachée d’une matière noirâtre. Item pour une chemise, deux bas noirs, un pourpoint de cuir noir...

Pris d’une soudaine inspiration, il fouilla d’une main discrète les poches du vêtement. Dans celle de droite, il sentit sous ses doigts un fragment de papier et une rondelle de métal. Il allait les examiner, mais décida de les dissimuler dans sa main. Il reprit son inventaire.

— Deux souliers de cuir appartenant, semble-t-il, à une même paire. Les boucles ont été arrachées. Enfin, une carme de bois sculpté à pommeau d’argent. Messieurs, je vous écoute.

Bouillaud, hésitant, regarda son collègue et, après un geste d’encouragement de ce dernier, joignit ses deux mains, ferma les yeux et décréta :

— Nous sommes en présence de restes humains. D’un cadavre, si vous préférez.

Nicolas le considéra, goguenard.

— Je suis dans le plus grand plaisir de constater que vos hypothèses coïncident avec les miennes. Nous avançons donc à grands pas. L’essentiel étant dit, pourriez-vous avoir l’obligeance extrême d’en venir aux détails ? Prenons la tête, par exemple. Je constate que le haut du crâne est intact, lisse, sans trace de chevelure...

Il se pencha vers la table, narines et lèvres pincées, et désigna une zone précise au sommet du crâne : une tache plus noire, avec une sorte de dépôt.

— Selon vous, de quoi peut-il s’agir ?

— Sang coagulé, sans aucun doute.

— La mâchoire semble brisée, les dents n’ont pas été retrouvées, sauf les molaires restées sur l’os. La tête était séparée du tronc. Quant à celui-ci, il est comme écorché. D’où provient cette apparence ?

— Décomposition.

— Pouvez-vous me dire s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, et surtout à quand remonte la mort ?

— Cela est difficile à dire. Il était recouvert de neige, avez-vous dit ? Il a sans doute été gelé.

— Que pouvez-vous donc conclure ?

— Nous ne souhaitons pas nous engager dans une affaire qui sort d’une manière aussi patente de l’ordre des choses habituelles.

— Vous pensez qu’un crime est une chose normale ?

— Nous trouvons anormales, monsieur, les conditions que vous imposez à l’exercice de notre ministère. Ce secret, ce mystère, ne nous conviennent point. En un mot comme en cent, vous avez là les pièces d’un corps mort décharné et rongé par le gel, nous n’en pouvons dire plus. Cela, d’ailleurs, n’est pas inhabituel et vous semblez ignorer, monsieur, que nous alignons, chaque année, dans les registres de la Basse-Geôle, les descriptions de restes humains trouvés sur les berges de la Seine, misérables vestiges de corps ayant servi aux étudiants en médecine pour les démonstrations anatomiques.

— Mais les vêtements, le sang ?

— Le corps avait été volé, on s’en est débarrassé à Montfaucon.

Le chirurgien n’avait cessé d’opiner mécaniquement de la tête aux phrases sonores de son collègue.

— Je relève l’aide précieuse que vous avez consenti à m’apporter, dit Nicolas. Soyez assurés que M. de Sartine sera informé de votre zèle à servir sa justice.

— Nous ne dépendons pas de M. de Sartine, monsieur. et n’oubliez pas nos vacations.

Ils quittèrent la salle d’un air compassé ; Bourdeau dut s’effacer pour les laisser passer.

— Nous voilà bien, Bourdeau, soupira Nicolas. Comment pourrons-nous prouver l’identité de notre cadavre ?

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12

Les médecins et chirurgiens des cours criminelles du Châtelet étaient de service une semaine sur quatre.