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Il avait oublié le papier et la pièce de métal qu’il avait enfouis dans sa poche.

— Messieurs, peut-être puis-je vous être utile ?

Nicolas et l’inspecteur se retournèrent, surpris par une voix douce qui venait du fond obscur de la pièce. Elle reprit :

— Je suis au désespoir de vous avoir surpris. J’étais là bien avant vous et, par discrétion, je n’ai pas cru devoir vous interrompre. Vous savez, je fais partie des murs.

Le personnage s’avança dans la lumière qui se déversait de l’une des croisées. C’était un jeune homme, de taille moyenne, d’une vingtaine d’années, déjà corpulent. Il avait un beau visage plein, aux yeux candides, qu’une perruque blanche et strictement coiffée ne parvenait pas à vieillir. Il portait un habit couleur puce, avec des boutons de jais, gilet noir, culotte et bas de la même couleur. Ses souliers cirés reflétaient la lumière sur leur surface.

Bourdeau s’approcha de Nicolas et lui murmura à l’oreille.

— C’est « Monsieur de Paris », le bourreau.

— Vous me connaissez sans doute, reprit celui-ci. Je suis Charles Henri Sanson, exécuteur des hautes œuvres. Ne vous présentez pas, je sais qui vous êtes depuis longtemps, monsieur Le Floch, et vous aussi, inspecteur Bourdeau.

Nicolas fit un pas en avant et lui tendit la main. Le jeune homme recula.

— Monsieur, vous m’honorez, mais ce n’est pas la coutume.

— Monsieur, j’insiste.

Ils se serrèrent la main. Nicolas sentit celle du bourreau trembler dans la sienne. Son mouvement avait été instinctif ; il avait éprouvé une sorte de solidarité avec un garçon de son âge qui, certes, exerçait un terrible emploi, mais qui participait avec lui du service du roi et de sa justice.

— Je crois pouvoir vous être utile, dit Sanson. Il se trouve que, dans ma famille, et pour des raisons que vous comprendrez, nous sommes versés dans l’étude et la connaissance des corps humains. Nous soignons à l’occasion, et redressons les membres démis. Moi-même, dans une circonstance atroce, qui me valut d’ailleurs plusieurs heures de cachot et contraignit mon oncle Gilbert, bourreau de Reims, à résigner sa charge, j’ai appris à mes dépens l’utilité de cette science.

Il ajouta avec un sourire triste :

— Les gens se font une curieuse idée du bourreau. Pourtant, ce n’est qu’un homme comme les autres, contraint par son état à de plus grands devoirs et à une plus grande rigueur.

— De quelle atroce circonstance parlez-vous, monsieur ? demanda Nicolas, intrigué.

— De l’exécution du régicide Damiens en 1757[13].

Nicolas revit en un éclair la gravure de son enfance représentant le supplice de Cartouche.

— En quoi cette exécution différa-t-elle des autres ?

— Hélas, monsieur. Il s’agissait d’un homme qui avait porté la main sur la personne sacrée de Sa Majesté. Il était passible de supplices particuliers observés en cette occurrence. Je nous revois, mon oncle et moi, revêtus, comme c’est l’usage, de la tenue des exécuteurs. Nous avions la culotte bleue, la veste rouge brodée d’une potence et d’une échelle noires avec le bicorne incarnat sur la tête et l’épée au côté. Nos quinze valets et aides étaient revêtus, eux, de tabliers de cuir fauve.

Il s’interrompit un moment comme s’il laissait venir à lui des souvenirs très lointains.

— Sachez, monsieur, que Damiens — que Dieu ait son âme, il a par trop souffert — non seulement avait tenté de se suicider en se tordant les parties naturelles, mais, en préalable de son exécution, dut subir la question ordinaire et extraordinaire, dans cette même salie. On souhaitait qu’il dénonçât ses complices, mais d’évidence il n’en avait pas et ne faisait que répéter : « Je n’ai pas eu l’intention de tuer le roi, sinon je l’aurais fait. Je n’ai porté le coup que pour que Dieu le louche et l’engage à remettre toutes choses en place et la tranquillité dans ses États. » Jamais il ne fit allusion à autre chose, et pourtant il avait l’estomac distendu par les eaux, les chevilles brisées par les brodequins et la poitrine et les membres brûlés par les fers rougis au feu. Il ne pouvait plus faire un geste ni se tenir debout.

Nicolas écoutait, fasciné, le récit que ce jeune homme, qui sans doute serait passé inaperçu dans la rue, faisait d’une voix douce. Il donnait à la fois l’impression de prendre une grande distance avec son récit, tout en trahissant son émotion par le tremblement de ses mains et les gouttes de sueur qui lui perlaient au front.

— Arrivé place de Grève et étendu sur l’échafaud, Damiens eut à subir la peine des régicides. La main qui avait tenu le canif criminel fut consumée au-dessus d’un brasero de soufre ardent. Il redressa la tête et poussa un hurlement en considérant son moignon. Il supporta ensuite les tenailles. Celles-ci arrachaient des morceaux de chair, laissant d’horribles plaies sur lesquelles étaient versés le plomb fondu, la poix enflammée et le soufre en fusion. Messieurs, il hurlait, écumait et même, dans l’excès de ses douleurs, criait : « Encore ! Encore ! » Je revois ses yeux qui semblaient sortir de ses orbites.

Sanson se tut un instant ; il avait la gorge serrée.

— Je ne sais pourquoi je vous raconte tout cela, reprit-il difficilement, je n’en avais jamais parlé à personne. Mais nous sommes du même âge et je sais M. Bourdeau homme d’honneur et de probité.

— Nous sommes sensibles, monsieur, à votre confiance, dit Nicolas.

— Le pire cependant était à venir. Le supplicié fut placé sur deux madriers cloués en forme de croix de Saint-André. On lui enserra étroitement le buste entre deux planches, elles-mêmes fixées à la croix afin d’éviter qu’aucun des chevaux attachés à chacun de ses membres ne puisse le tirer cri entier. Il s’agissait, vous le devinez, de procéder à l’écartèlement.

Sanson s’appuya sur un fauteuil et s’essuya le front.

— Un aide armé d’un fouet dirigeait les chevaux, quatre bêtes formidables que j’avais achetées la veille pour quatre cent trente-deux livres. C’est moi qui donnai le signal des opérations. Les chevaux partirent dans quatre directions opposées, mais les attaches du corps tenaient ferme et les membres s’allongeaient démesurément, tandis que le patient faisait entendre un hurlement atroce. Au bout d’une demi-heure, je dus ordonner qu’on fasse changer de direction aux deux chevaux qui étaient attachés aux jambes afin de faire subir au condamné ce que nous appelons dans la profession « l’écart de Scaramouche ». Pour cela, les quatre chevaux devaient tirer parallèlement dans la même direction. Enfin, les os des fémurs se déboîtèrent, mais les membres continuèrent à s’étirer sans se rompre. Au bout d’une heure, les chevaux étaient si fatigués que l’un d’eux s’abattit et que les aides eurent le plus grand mal à le faire se relever. Je me concertai avec mon oncle Gilbert. On décida de les aiguillonner par le fouet et par les cris. Ils repartirent à la tâche. Dans la foule, des spectateurs s’évanouissaient, notamment le curé de Saint-Paul qui récitait la prière des agonisants. D’autres, hélas, prenaient plaisir à ce sacrifice[14].

Il s’arrêta, le regard fixé sur le sol.

— N’y avait-il pas moyen, demanda Nicolas, d’abréger les souffrances du condamné, tout en respectant les formes de la loi ?

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13

Damiens, Robert, François (1715-1757). Soldat puis domesti­que, il frappa Louis XV d’un coup de canif inoffensif, pour lui rap­peler les devoirs de sa charge. Son supplice tut à la mesure de la peur éprouvée par le souverain, qui s’était cm perdu dans les pre­miers instants après l’attentat. L’auteur a emprunté nombre de détails à l’ouvrage très documenté de Martin Monestier, Peines de mort. Histoire et techniques des exécutions capitales des origines à nos jours, Paris, 1994.

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14

Casanova, qui assista au supplice, à partir d’une fenêtre don­nant sur la place de Grève, a laissé à ce sujet un témoignage élo­quent.