Выбрать главу

— C’est ce que je me décidai de faire. Je chargeai M. Boyer, le chirurgien de service, de courir à l’Hôtel de Ville dire aux juges que le démembrement était impossible, que rien ne pouvait être attendu si l’on n’emportait pas les gros nerfs. Je sollicitai donc l’autorisation de les faire trancher. Boyer revint, ayant emporté l’assentiment des magistrats. Le problème se posa alors de trouver l’instrument nécessaire. Il fallait rechercher un couteau aiguisé pour trancher dans la chair, à la manière des bouchers. Le temps pressait et j’ordonnai à Legris, un de mes valets, de prendre une hache et de tailler à la jointure des membres. Il fut inondé de sang. Je fis repartir le quadrige. Les chevaux, pour le coup, emportèrent deux bras et une jambe. Cependant Damiens respirait encore. Ses cheveux s’étaient dressés sur sa tête et passèrent du noir au blanc en quelques instants ; son tronc se convulsait et ses lèvres tentaient de dire quelque chose, qu’aucun d’entre nous n’entendit. Il respirait encore, messieurs, quand il fut jeté dans le bûcher. C’est pourquoi, depuis, n’ayant rien oublié de ce jour funeste, j’ai décidé d’étudier l’anatomie et le fonctionnement du corps humain, afin de remplir ma tâche le mieux possible, sans excès inutile de cruauté. Je prie, chaque jour, le ciel, messieurs, que plus jamais un Français ne porte la main sur la personne sacrée de nos rois. Je ne veux pas revivre tout cela[15].

Un long silence suivit cette déclaration. Ce fut Sanson lui-même qui le rompit en s’approchant de la table.

— Je m’étais permis, avant votre arrivée, d’examiner les restes que vos deux bonnets carrés ont si prestement classés dans leur registre habituel. Je comprends votre désappointement et vais tenter de vous ouvrir quelques voies. Premièrement, je puis vous dire, sans risque de me tromper, que l’état de ce corps n’est pas dû au gel. Celui-ci, tout au plus, dessèche et fixe l’état dans lequel le corps se trouvait à l’origine. En fait, il a été dévoré par des bêtes de proie, rats, chiens et corbeaux.

Il se retourna et les invita à se rapprocher.

— Voyez ce qu’il reste de cet os d’une jambe. Ce morceau a été broyé par une mâchoire puissante, celle d’un chien ou d’un loup. En revanche, le tronc, presque intact, a été rongé par des milliers de petites dents — les rats. Si vous observez maintenant la tête, vous pouvez encore apercevoir les coups des becs acérés. Les corbeaux, messieurs. Le lieu où vous avez retrouvé le corps est un élément de plus qui recoupe ces faits indubitables et la lecture que nous en faisons.

— Et la tête, qu’en pouvez-vous dire, monsieur ? demanda Nicolas.

— Beaucoup de choses. Tout d’abord, qu’il s’agit d’un homme. Considérez ici, à la base de la boîte crânienne, ces deux éminences osseuses que nous appelons apophyses. Chez l’enfant et chez la femme, elles sont peu marquées. La tête de l’enfant se reconnaît, en outre, à ses fontanelles, non encore ou pas suffisamment fermées, et à sa dentition incomplète. Or, nous sommes devant une tête d’individu dans sa maturité : voyez que je peux la saisir par les deux apophyses et la soulever. Il s’agit donc d’un homme. En outre, comme vous l’aviez vous-même observé, monsieur Le Floch, la mâchoire a été brisée, un morceau en a été emporté par les bêtes de proie et la partie qui subsiste possède une brisure franche due à un outil d’acier ou de fer, épée ou hache. Croyez-m’en. Enfin, la vermine ne dévorant pas les cheveux, la victime ne pouvait être que chauve ou scalpée, à la manière des Iroquois, mais la chose paraît peu vraisemblable. Toutefois, je ne m’explique pas la tache noire au sommet du crâne.

Nicolas et Bourdeau ne cachaient plus leur admiration.

— Et le tronc ?

— Même observation, il a été séparé du corps par un instrument tranchant, le même vraisemblablement qui a fracassé la mâchoire. Il est vide d’organes, ne subsistent que quelques lambeaux desséchés. La cavitate pectoris est également vide de sang, même coagulé. Le cadavre était donc vidé de son sang quand il a été déposé à Montfaucon. Voulez-vous mes conclusions ?

— Monsieur, nous vous en prions.

— Nous sommes en présence des restes d’un individu chauve, de sexe masculin, dans la force de l’âge. Il a sans doute été tué par une arme tranchante ou piquante. Lorsqu’il a été déposé à Montfaucon, il avait été découpé auparavant au moins en deux parties, sinon vous eussiez remarqué un flot de sang sur le sol. Le corps, ou ce qu’il en restait, a été maltraité par les bêtes ignobles, lesquelles ont dispersé nombre de pièces anatomiques qui manquent. La chose n’est pas étonnante, nous savons que la carcasse d’un cheval est, en ce lieu immonde, décapée en une nuit. La mâchoire a été volontairement fracassée. Enfin, permettez-moi, messieurs, de vous rappeler ce que vous aviez vous-mêmes constaté : les vêtements n’enveloppaient pas les restes. Je crois que le mort ne pouvait pas les porter au moment de son assassinat, autrement ils eussent été bien plus largement imprégnés de sang. Enfin, je crois que votre hypothèse est la bonne : ce corps mutilé a été recouvert par la neige et le gel qui l’ont conservé jusqu’aujourd’hui dans un état que je qualifierais de fraîcheur — la teinte rouge sombre en est la preuve. Le processus de décomposition n’a commencé que depuis que vous l’avez fait déposer à la Basse-Geôle. Je peux toujours me tromper, mais je crois que l’homme, dont nous avons ici les restes, a bien été assassiné dans la nuit de vendredi à samedi, puis abandonné à Montfaucon immédiatement avant que tombe la neige du carnaval.

— Je ne sais, monsieur, comment vous remercier de votre aide et vous dire...

— Vous l’avez déjà fait en m’écoutant et en me serrant la main. Messieurs, je vous salue et demeure votre serviteur si vous veniez à souhaiter consulter mes pauvres connaissances.

Il s’inclina et sortit. Nicolas et Bourdeau se regardèrent.

— Voilà un moment que je n’oublierai pas, dit l’inspecteur. Ce petit jeune homme m’a étonné. La jeunesse, décidément, me surprend par le temps qui court.

— Monsieur Bourdeau, vous êtes un flatteur.

— Il nous a réglé la chose en deux temps trois mouvements. Il s’agit bien de Lardin : un homme chauve, force de l’âge, la canne, le pourpoint de cuir. Que vous en semble ?

— Tout concourt, en effet, à rassembler un faisceau de présomptions qui nous entraîne naturellement vers cette hypothèse.

— Vous devenez bien prudent !

Nicolas était à l’écoute d’une voix secrète qui l’engageait à la réflexion. Elle lui soufflait que l’apparence ne conduisait pas toujours à la vérité. Il regrettait que tout cela devînt soudain trop simple, que tout parût s’imbriquer comme dans une construction. Il ressentait une sorte d’enfermement de son esprit qui se rebellait contre les certitudes, alors que tant d’éléments du drame demeuraient encore obscurs. Il songea soudain à ce qu’il avait découvert dans la poche du pourpoint de cuir et, fiévreusement, sous le regard interloqué de Bourdeau, déposa sur la table une feuille de papier plié et une pièce de métal.

вернуться

15

Les propos de Charles Henri Sanson sont d’autant plus remar­quables que c’est lui qui exécutera Louis XVI le 21 janvier 1793. Il renoncera d’ailleurs à sa charge immédiatement après ce supplice et établira une fondation pour la célébration annuelle d’une messe expiatoire en l’église Saint-Laurent.