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La pièce était de bonne dimension et cette impression était renforcée par la profusion de grandes glaces qui couvraient les murs. Les plinthes et les corniches étaient enrichies de sculptures dorées. D’épais tapis étouffaient les bruits de la rue. Des ottomanes et des bergères tapissées en pékin jonquille, blanc, rose, bleu et vert dormaient à l’ensemble un éclat allègre et printanier. Les murs dépourvus de glaces étaient tendus de damas gris et décorés de gravures encadrées dont les sujets, plus que lestes, surprirent Nicolas. Du côté opposé aux fenêtres, un grand rideau de velours gris dissimulait une sorte d’estrade. Nicolas, dont le goût naturel s’était peu à peu affiné, ne fut pourtant pas dupe de l’éclat de cette décoration. Il eut le loisir de constater que ce luxe ostentatoire couvrait une réalité plus modeste. La qualité médiocre des tissus constellés de taches, l’or des sculptures qui n’était que de la peinture et l’usure des tapis pouvaient passer inaperçus à un rapide coup d’œil d’un visiteur attentif à d’autres tableaux, mais un examen de détail démentait vite la splendeur de ce spectacle rutilant.

— Vous plaît-elle ? Vous plaît-elle ? Bougre de ! Bougre de !

Il se retourna. Sur un perchoir dans l’embrasure de la fenêtre, une patte levée et sa petite tête penchée de côté, un volatile qu’il reconnut comme étant un perroquet le considérait. Mme de Guénouel, la tante d’Isabelle, en possédait un qui ne la quittait jamais. Mais il était vieux, déplume, acariâtre et attaché à sa seule maîtresse. Celui-ci était fort beau, le gris brillant de son corps contrastant avec le rouge éclatant de sa queue. Ses yeux pailletés d’or paraissaient plus curieux qu’agressifs. Il se mit à arpenter gravement sa barre, tout en modulant des sons roulants et câlins. Nicolas, qui avait naguère éprouvé quelques déconvenues avec son semblable, lui tendit prudemment le dos de sa main afin d’offrir une moindre prise à une éventuelle attaque. L’oiseau s’arrêta, perplexe, s’ébroua en gonflant son plumage, puis frotta son bec contre la main offerte en poussant de petits cris pâmés.

— Je vois que Sartine vous fait confiance. C’est bon signe.

Surpris, Nicolas fit volte-face.

— Il sait choisir ses amis. Je lui fais toute confiance, c’est mon lieutenant général à moi. Mais qu’est-ce qui vaut à la Paulet la visite d’un aussi beau jeune homme ?

Nicolas, qui s’attendait à tout, n’aurait pu imaginer la maquerelle telle qu’elle s’offrait à son regard. D’un volume presque monstrueux, accru par sa taille courte et ramassée, elle l’emportait de beaucoup sur la bonne Catherine, déjà forte femme. Ce ragot[18] de graisse accumulée possédait un visage enflé dans lequel les yeux paraissaient enchâssés. Une palette de fards violents le couvrait en couches épaisses sous le foulard noué. Le corps disparaissait dans une robe informe de mousseline violette à raies rouges. Le collier de pierres noires tenait plus de la ceinture que de la parure. Les doigts boudinés éclataient hors des mitaines de soie. Enfin, les flots de tissus laissaient, par instants, entr’apercevoir des pieds d’hydropique débordant de vieux souliers de castor usés et distendus comme des savates. Cette caricature était animée, quand les chairs laissaient passer le regard, par des yeux sans cesse en mouvement, froids comme ceux d’un reptile sur le qui-vive. Le perroquet, irrité du peu d’attention qu’on lui prêtait, se mit à pousser des cris stridents et à battre violemment des ailes.

— Coco, la paix ou j’appelle le guet, dit la Paulet en ricanant.

Nicolas, qui n’avait pas préparé de plan, et qui, pour une fois, était parvenu à ne pas imaginer à l’avance sa rencontre avec la Paulet, envisagea, en un éclair, une ouverture possible. La chose était risquée, mais il n’avait pas le choix. Avec un sourire charmant, il s’écria :

— Madame, vous voulez la police, elle est à vos pieds.

La réaction de la maquerelle dépassa tout ce que Nicolas aurait pu espérer.

— Foutre ! Camusot est bien pressé pour son petit cadeau du mois. Il précède le terme. Mais il a voulu se faire pardonner en vous envoyant et je ne perds pas au change. Le gaillard habituel, ce Mauval d’enfer, a un regard qui me glace, et il en faut beaucoup pour m’effrayer ! Il est si mal disant que je me retiens des quatre fers pour ne pas rompre en visière avec lui. Quand il vient, il s’impatronise, lutine les filles, boit mon vin et dérange la pratique. Toute bonne fille que je sois, il faut que j’aime la police pour supporter ce tiercelet de maquereau !

Elle lui décocha une œillade grimaçante qui lui rappela celle de la vieille Émilie dans le fiacre qui les conduisait à Montfaucon.

— Je sais, madame, ce que nous vous devons. Et la police vous le rend bien.

— Ouais, ouais, j’aime mieux les preuves ! Il faut vivre, rien n’est parfait. Je rends service, j’écoute, je m’informe, je rapporte, je préviens et je prête la main. On me protège. C’est un très honnête marché pour moi, où je trouve mon compte et vous aussi. Un peu cher cependant !

— Mes chefs vous tiennent en haute estime. Vous connaissez d’autres commissaires, madame ?

La pointe était un peu directe et la feinte sans finesse. Il comptait sur son air innocent et son pouvoir de séduction pour endormir la méfiance de la Paulet. Elle le fixa un moment sans répondre, mais le visage du jeune homme ne reflétait qu’un air de candeur naïve et elle s’y laissa prendre.

— De vieux amis, nous sommes tous de vieux amis, Cadot, Thérion, ce sacré Camusot et ce coquin de Lardin, un sacré numéro celui-là !

— Un client à vous aussi ?

— À moi ? Vous êtes bien urbain. Moi. je suis une bête de réforme, encore qu’à l’occasion... Non, Lardin, c’est un joueur, vous le savez, vous êtes de la Maison Camusot.

— Certes, mais comment tout cela est-il arrivé ? Je n’ai eu que le gros du récit sans les détails, et vous êtes si aimable...

— Je veux bien vous le conter, il faut instruire les jeunes gens, mais auparavant faites-moi l’honneur de vous asseoir. Je fatigue vite debout, c’est mauvais pour mon teint.

Nicolas se demanda ce que le teint venait faire là ; sous la couche de blanc plâtreux qui recouvrait ce visage, sa couleur naturelle ne devait d’ailleurs pas transparaître souvent. Paulet se carra dans une large bergère qu’elle emplissait toute et l’invita à s’asseoir près d’elle, sur une ottomane. Elle attira d’une main un petit cabaret en bois des îles, placé sur un guéridon, et l’ouvrit. Plusieurs carafes de liqueurs apparurent, flanquées de leurs petits verres.

— Le récit va être long. Je prends des forces et vous m’accompagnerez en galant homme. J’ai là un ratafia qui me vient directement de l’île Saint-Louis. Un planteur de mes amis m’en fait tenir chaque année. Allons, le diable n’est pas au fond de la bouteille, et vous m’en direz des nouvelles !

Elle emplit deux verres et lui en tendit un.

— Madame, je suis confus de vos bontés.

— Mon mignon, avec des manières comme les tiennes, tu iras loin ou tu n’iras nulle part. Mais revenons à nos oiseaux. Le Lardin, c’est un cas. Il a voulu venir brouiller les cartes, c’est le cas de le dire. Mais il n’était pas de taille, en dépit des Berryer et des Sartine. On voulait qu’il nettoie un piège dans lequel il était déjà pris jusqu’au cou. Quand il a été chargé par Berryer d’enquêter sur nos petits accords, Camusot a pris peur. Mais moi, la Paulet, j’ai gardé la tête froide. Le Lardin, il jouait gros jeu ici même. Il gagnait, il perdait, c’est la règle. Mais au pharaon, son jeu préféré, le banquier n’est qu’un fripon avoué et le ponte une dupe dont il est convenu de ne pas se moquer. On peut toujours changer les règles ou du moins orienter le hasard... Alors, plus son enquête se resserrait, plus sa chance au jeu tournait. Couic !

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18

Personne courte et grasse.