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Elle but son verre et se resservit aussitôt.

— Couic ?

— Oui, mon croupier de pharaon lui avait longtemps bouilli le lait[19]. Il ne se sentait plus, il jouait de plus en plus gros. Un jour, il a tenté de faire sauter la banque. Un saut que, foi de commère, je n’avais jamais vu, un saut mortel...

— Mortel ?

— La somme était telle qu’il ne pouvait se refaire. Il était ruiné et il devait payer coûte que coûte. Je lui ai mis Camusot aux basques. En voilà un qui jubilait ! Sur ce coup-là, nous ferons part à deux, enfin, deux pour lui, un pour moi.

— Mais pourra-t-il payer ? Vous le dites ruiné.

— Il trouvera et il paiera ou alors...

Nicolas préféra ne pas relever ce que ce mot recelait de menaces.

— Mais enfin, qu’avait-il besoin de jouer autant ?

— Allons, un beau grand corps comme le vôtre doit être arrosé.

Elle lui versa une nouvelle rasade et remplit son propre verre.

— C’est une ancienne histoire. Lardin et moi sommes de vieux complices. Il y a dix ans de cela, après la mort de sa première femme, il s’est trouvé bien seul. Il a pris l’habitude de venir au Dauphin couronné. Mon établissement reçoit le meilleur monde. J’ai des hommes de la Cour qui viennent ici en carrosses sans écussons ni armoiries, avec des laquais sans livrées. La maison est courue par la plus riche pratique. Achalandée comme je le suis, je réservais toujours à Lardin quelque nouvelle caillette, des morceaux de roi. On n’imagine pas le soin que je me donne pour contenter les honnêtes gens ! Il dînait, faisait une partie gentille, puis montait avec l’une ou l’autre de mes filleules.

— Sans payer ?

— Cela faisait partie de nos habitudes. Le secret de la réussite est d’avoir quelques amis bien placés. Un soir, il y avait théâtre...

— Théâtre ?

— Oui, mon mignon, ne prenez pas cet air ahuri. Voyez ce rideau, il s’ouvre sur une scène où se donnent de petits spectacles de genre, enfin... un peu relevé. Vous n’avez pas l’air très dégourdi !

— Je bois vos paroles, madame.

— Buvez plutôt votre verre. Certains riches amateurs se plaisent à voir représentées au naturel de petites pièces équivoques et galantes. Ces représentations excitent les sens des plus blasés. Cela tourne à la... M’entendez-vous, à la fin, avec vos yeux innocents ? À la débauche la plus crapuleuse. Bref, pour dire les choses, des scènes qui auraient fait bander M. le duc de Gesvres[20] lui-même. Un soir, le mélange des genres fut tel que Lardin se trouva apparié avec un tendron au charme irrésistible. Il m’avait déjà étouffé un demi-panier de bouteilles de Champagne. Il en tomba sur-le-champ éperdument amoureux. Lui offrir un tel bijou à bon marché eût été offenser Dieu ou le diable, comme vous voulez. Sur mes conseils, la fille le fit languir et lanterner. Il séchait sur pied. Ce grand malin me pria de m’entremettre, les hommes sont comme cela. Une somme rondelette me revint, nous avions prétexté de petites dettes à régler. Il l’a épousée, et il est entré en enfer. Elle lui a mis autant de cornes que Paris a de clochers. Et la garce est gourmande, vorace, coquette, aimant les beaux atours, son bien-être et la bonne chère !

— Mais, dit Nicolas, n’est-elle pas de bonne famille ? Un homme fortuné est son parent, à ce qu’on dit ?

Les yeux de la Paulet s’ouvrirent et le fixèrent froidement. Elle s’humecta les lèvres.

— Mon mignon, vous avez l’air d’en savoir aussi long que moi sur la question...

Nicolas se sentit envahi d’une sueur froide.

— Le commissaire Camusot m’avait dit qu’un sien cousin était docteur...

Le nom du commissaire parut la rassurer.

— C’est avec raison que Camusot vous a dit cela. Les parents de la Lardin sont morts de la petite vérole alors qu’elle n’avait que quatorze ans. Son cousin Descart, le docteur, s’est arrangé pour capter l’héritage et mettre l’enfant en apprentissage chez une modiste. Arriva ce qui devait arriver, elle se trouva dans la situation de s’offrir et de céder au premier venu. C’est ainsi qu’elle arriva chez moi, ayant, pour le moins, rôti le balai[21]. Et moi, dont le cœur est si tendre, je lui ai ouvert les bras et l’ai lancée dans le monde.

Elle s’essuya avec insistance le coin d’un œil où perlait une larme improbable et vida son verre d’émotion.

— Elle doit bien haïr ce parent dénaturé ? risqua Nicolas.

— Quand vous connaîtrez mieux les femmes, mon mignon, vous apprendrez qu’avec elles le probable n’est jamais tout à fait certain. Elle serait au contraire du dernier bien avec lui. Elle sait où elle va et m’est avis qu’elle récupérera un jour son héritage, d’une manière ou d’une autre. La connaissant, je la crois capable de se venger plus cruellement encore, d’autant que le bougre en question, autre client de ma maison, ne vaut pas la corde pour le pendre. Un paillard honteux, un puant de sacristie à qui il faut servir du chocolat à l’ambre et à la cantharide[22] pour lui permettre de mener à bien son affaire. Ce matagot qui dispute le moindre denier et à qui il faut organiser des rendez-vous discrets, à précautions, à simagrées et à masques, à qui il ne faut que des morceaux friands de premier choix qu’il n’est pas même foutu d’honorer...

— À ce point ?

— Pire. Imaginez qu’il est venu, vendredi dernier, et a trouvé moyen de se prendre de querelle avec ce coquin de Lardin. Ils m’ont mis un beau gâchis !

— Était-ce bien prudent pour un homme que vous me décrivez comme si soucieux de sa réputation de venir ici un soir de carnaval ?

— Justement, mon mignon, un soir de carnaval il est d’usage d’être masqué et personne n’aurait dû le reconnaître. Je ne sais comment tout cela est arrivé. Enfin, le plus curieux, c’est que... Mais assez sur ce jean-foutre. Examinons plutôt nos affaires.

Plus tard, Nicolas revivrait cet instant comme celui de sa véritable entrée dans la police. En quelques minutes, il avait en effet franchi la frontière qui sépare l’honnête homme, ancré sur des vérités solides, aux contours délimités, et la créature de police qui ne doit jamais perdre de vue le but ultime de sa recherche. Cet art difficile impose des reniements, des calculs et... des scrupules à écarter. Il comprit que, pour marcher avec efficacité dans la voie difficile qu’il avait choisie, il devait sacrifier tout ce qu’il croyait jusque-là être beau et noble. Il mesura avec effroi les choix que cela impliquait.

Il réfléchit si vite qu’il n’eut pas vraiment le sentiment de ce marchandage intime. Jamais, par la suite, il ne parviendrait à reconstituer le fil de sa méditation et l’étincelle qui l’avait déclenchée. Une voix intérieure, et pourtant étrangère, lui soufflait ce qu’il devait faire. Il céda à son impulsion, se pencha vers la Paulet et, lui saisissant les deux mains, lui dit d’un air sarcastique :

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19

Faciliter les choses.

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20

Affaire célèbre au XVIIIe siècle. La duchesse de Gesvres tenta de faire casser son mariage en raison de l’impuissance de son mari. L’affaire n’était toujours pas tranchée en 1717 quand elle mourut.

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21

Avoir mené une vie dissolue.

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22

Aphrodisiaques utilisés au XVIIIe siècle. L’excès de poudre de cantharide (mouche tropicale) pouvait être mortel.