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Nicolas s’en voulut de penser que, sa vertu, elle l’avait jetée par-dessus les moulins en sa compagnie.

— Dès lors, reprit-elle, il n’a cessé de me poursuivre, tellement qu’un soir de janvier de l’année dernière, alors que je sortais de la chambre de Madame et regagnais ma mansarde, il m’a suivie dans ma chambre, m’a prise à bras-le-corps et je me suis évanouie...

— Et alors ?

— Il a profité de ce moment. Quelque temps après, j’ai eu la suppression de mes mois. J’ai tout avoué à la présidente qui, très dévote, m’a turlupinée sur cette affaire. Elle n’osait en parler à son mari, tant il était entiché de son cousin. Finalement, j’ai été chassée et jetée à la rue. J’ai fait mes couches en décembre et le coupable a refusé de m’aider. J’ai placé l’enfant en nourrice à Clamart. Que pouvais-je faire, seule, sans appui et sans recommandations ? Madame m’avait tout refusé.

— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Et l’enfant, es-tu assurée qu’il n’est pas de moi ?

— Tu es gentil, Nicolas. J’ai fait mes comptes et il y avait longtemps déjà que tu ne me voyais plus. C’est ainsi que j’ai dû m’abandonner à une nouvelle vie. Tu n’apprendras que trop vite, dans ton office, que je travaille pour la Paulet. On m’appelle désormais « la Satin ».

Nicolas se redressa brusquement et lui saisit les poignets. Toujours spectateur de lui-même, il nota que cette manière d’imposer sa volonté aux femmes qu’il interrogeait devenait une habitude. À cette constatation ironique se mêlait le sentiment d’effroi dans lequel l’avait plongé ce que venait de dire Antoinette. Quel génie malicieux et pervers orientait ainsi sa vie, pour qu’à la coïncidence de son accident, sous les yeux de la jeune femme, s’ajoute le fait qu’elle se trouvait être un témoin important de son enquête ?

Prompt à tirer les leçons de ses erreurs, il s’en voulut aussitôt de ne pas avoir poussé plus avant l’interrogatoire de la Paulet. Il aurait pu ainsi vérifier l’exactitude des dires de Semacgus sur le détail de la soirée du 2 février. Il était bien revenu de sa première satisfaction ; c’était vraiment du travail d’apprenti et il était encore un enfant dans ce métier difficile ! Il obéissait trop à des impulsions qu’il qualifiait vite d’intuitions. Rien de tout cela ne remplaçait une bonne méthode...

Ainsi, la fille avec laquelle Semacgus avait passé la nuit, c’était Antoinette ! Il en éprouva un malaise confus où se conjuguaient un peu de honte sur lui-même et de la compassion pour son amie que le destin contraignait à mener cette vie.

Antoinette, pâle et effrayée, était redevenue la petite fille qu’elle était il n’y avait pas si longtemps. Les cheveux blond cendré relevés laissaient voir la nuque délicate où il aimait tant presser les lèvres. Son visage se marbrait de plaques rouges.

— Tu m’en veux, Nicolas ? Je le vois bien, tu me méprises.

Il desserra son étreinte et lui caressa la joue.

— Antoinette, ce que je te demande est très important. Tu vas me promettre de répondre avec la plus grande sincérité. Il y va de la vie et de l’honneur d’un homme.

— Je te le promets, répondit Antoinette, surprise.

— Qu’as-tu fait vendredi dernier ? Plus exactement dans la nuit de vendredi à samedi ?

— La Paulet m’avait demandé d’attendre un client.

— Tu le connaissais ?

— Non, elle m’avait seulement recommandé d’avoir l’air innocent, et un peu fille de qualité. J’en aurais profité pour essayer de lui tirer quelques deniers de plus ; c’était un peu particulier...

— Que s’est-il passé cette nuit-là ?

— Le visiteur prévu n’est pas venu et quelqu’un d’autre est monté.

— Et celui-là, tu le connaissais ?

— Non plus. Pourquoi ?

— Peux-tu le décrire ? fit Nicolas sans répondre.

— Un grand homme rubicond, un vieux dans les cinquante ans. mais je n’ai pas eu le temps de le dévisager. Il m’a remis le jeton et m’a donné un louis en me demandant de dire que nous étions restés ensemble jusqu’à trois heures du matin, et puis il est parti.

— Qui l’a vu sortir ?

— Personne, il a pris la porte dérobée du jardin par laquelle les joueurs se retirent en cas de descente de police.

— Il était quelle heure ?

— Un quart d’heure passé minuit. Je n’ai rien dit à personne, même à la Paulet. À l’aube, je suis rentrée ici.

— Où sont mes habits ?

— Tu me quittes déjà, Nicolas ?

— Il le faut. Mes vêtements.

Il était fébrile et impatient de quitter cette chambre où, depuis quelques instants, il étouffait en dépit du froid.

— Je les ai brossés ce matin et recousus par endroits, dit timidement Antoinette.

Il sortit du lit pour s’habiller, puis il fouilla dans ses poches et en sortit le jeton trouvé dans le pourpoint de cuir. Il le lui montra.

— Tu reconnais cela ?

Elle éleva l’objet au-dessus du bougeoir pour l’examiner.

— C’est un jeton du Dauphin couronné, mais pas celui habituel. Ce modèle est donné par la Paulet à ses amis pour s’amuser gratis. Tu vois, il n’y a pas de numéro à l’envers.

— Celui de ton client en portait-il un ?

— Oui, le 7.

— Je te remercie, Antoinette. Voici quelque argent pour la nourrice...

Il s’arrêta, confus, et la reprit dans ses bras.

— Ce n’est pas pour cette nuit, tu comprends cela ? Je ne voudrais pas que tu croies... C’est pour l’enfant.

Elle lui sourit gentiment et tapota son habit.

Lorsque Nicolas se retrouva dans la rue, quelque chose s’était brisé en lui. Il était loin de la fébrilité joyeuse qui l’avait saisi au sortir de chez la Paulet. Il subissait le contrecoup des derniers événements et éprouvait un remords qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Il était également obsédé par l’idée que Semacgus l’avait trompé : le chirurgien redevenait un suspect, et non des moindres, s’il s’avérait que le corps retrouvé était bien celui de Lardin.

Le jour tardait à se montrer. Le dégel commençait et Nicolas ne voyait pas à trois pas. La rue était une sorte de tunnel noir empli d’un épais brouillard. Il marchait à l’aveuglette, pataugeant dans des gadoues immondes, heurtant des ombres blafardes, incertaines, qui se hâtaient ou semblaient piétiner en silence. Parfois, la nappe s’entrouvrait, laissant apparaître les murailles brunes des maisons ; il fut contraint, un long moment, de les suivre en tâtonnant.

La traversée des rues était périlleuse, et Nicolas conservait de l’agression de la veille la peur d’entendre surgir derrière lui une voiture qui tenterait à nouveau de l’écraser. Il n’avait jamais autant songé à sa mort qu’aujourd’hui. Il mesurait, plus encore que dans l’église de Guérande, lors des funérailles de son tuteur, la fragilité de l’être humain. Que sa tête eût porté un peu plus rudement sur le pavé, et il serait, à cette heure, un de ces débris disloqués et sanglants que la pierre froide de la Basse-Geôle recueillait chaque matin. Il aurait voulu prendre un fiacre, mais où en trouver au milieu de ces nuées ? Il se souviendrait longtemps de cette errance, qui lui parut durer des siècles. L’aube, peu à peu, s’ébauchait avec effort. Une clarté pâle dominait les ténèbres des rues. Nicolas retrouva des visages et un semblant de vie reprit autour de lui avec ses cris et ses appels habituels. Après s’être égaré plusieurs fois, il finit par se retrouver rue Saint-Germain-l’Auxerrois et, de là, regagna le Châtelet par la Grande Boucherie et la rue Saint-Leuffroy.