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Au moment où il s’engageait sous le porche obscur de l’édifice, une voix l’appela par son nom. Il se retourna et se trouva devant une sorte de trapèze ambulant dont le centre était constitué par un homme coiffé d’un haut chapeau. Il semblait avoir des ailes repliées de chaque côté de son corps. Nicolas reconnut Jean, un Breton de Pontivy, et son chalet de nécessités. Plus connu sous le nom de « Tirepot », ce personnage s’était pris d’amitié pour lui et le faisait profiter des observations que son occupation lui permettait de recueillir au cours de ses déambulations à travers la ville. Ce n’était pas une mouche attitrée, mais une sorte d’officine de renseignements et d’anecdotes, une chronique vivante de la capitale. Ses informations s’étaient souvent révélées fort utiles.

Les latrines publiques manquaient cruellement à Paris et le promeneur était fort embarrassé, dans les rues populeuses, quand le besoin le pressait. Sauf à chercher un endroit désert, difficile à trouver, ou à se soulager dans une maison inconnue, avec tous les risques que cela comportait, on avait recours à ce personnage curieux, qui dissimulait, sous une ample robe de toile, deux seaux suspendus à une barre transversale portée sur les épaules. Tirepot avait perfectionné le système en se fixant, en bas du dos, un tabouret qui lui permettait de s’asseoir pendant que ses pratiques officiaient, ce qui facilitait la conversation.

— Nicolas, installe-toi, j’ai des choses graves à te conter.

— Je n’ai pas le temps. Mais reste dans les parages, je te verrai tout à l’heure.

Jean acquiesça et reprit sa tournée. Son cri habituel : « Chacun sait ce qu’il a à faire » résonna sous les voûtes. Nicolas entra au Châtelet. Jamais l’édifice de police et de justice, baignant dans sa lumière livide de crypte, avec ses relents de moisissure, ne lui avait paru aussi sinistre et conforme à sa réputation. Une lourde torpeur commençait à l’engourdir ; il était las de corps et d’esprit, et savait cependant qu’une journée difficile l’attendait. Il tenta de se ressaisir et de chasser les pensées sinistres qui le tourmentaient.

Comme il s’engageait dans le grand escalier, il ne prit pas garde à un personnage immobile, campé sur un degré, qui le regardait monter. La suite fut rapide et brutale. Une ombre surgit devant lui, dont il ne perçut, au début, qu’un remugle aigre de sueur et de cuir mouillé. Il fut jeté contre la muraille, son chapeau tomba et sa tête, encore douloureuse, heurta la paroi. Sa blessure se rouvrit et une main le saisit à la gorge. Il distinguait maintenant le visage de son agresseur, que celui-ci ne cherchait d’ailleurs pas à dissimuler. C’était celui d’un homme encore jeune, le crâne aux cheveux courts sillonné d’une cicatrice. Au premier regard, il offrait une impression d’équilibre et de douceur, mais cette première image était aussitôt détruite par la lueur implacable des yeux immobiles. La bouche aux lèvres minces se serrait si fort, quand elle se crispait, que l’ensemble du visage, vide de sang et de vie, était celui de la mort.

L’homme tenait fermement Nicolas. Ses traits se remodifièrent du tout au tout, reprenant leur beauté première. Nicolas fut terrifié d’être à la merci de cet être double.

— Un conseil, monsieur le Breton ; tu y as échappé hier, tu ne t’en tireras pas aussi bien la prochaine fois. Oublie ce que tu sais, ou alors...

L’homme fit un geste plus violent et Nicolas sentit qu’une arme le blessait à hauteur des côtes, mais sans pénétrer vraiment. Il fut lâché, repoussé contre la muraille où sa tête se heurta à nouveau. L’homme bondit, dévala les degrés et disparut.

Nicolas sut qu’il n’oublierait jamais ces yeux pâles et verts. Ce regard sans vie, il l’avait reconnu, c’était celui d’un reptile. Il se revit enfant, accroupi dans le marais près de Guérande, s’apprêtant à saisir au bond une grenouille qu’un pétale de coquelicot, accroché au bout d’un fil, avait attirée. Une couleuvre monstrueuse s’était dressée qui, avant de s’emparer de la proie, avait froidement fixé Nicolas de son regard immobile.

Cette nouvelle agression, accomplie de sang-froid dans l’édifice même des lois, prouvait en tout cas à quel point son enquête menaçait de sombres intérêts et combien ceux qui avaient armé son agresseur se sentaient intouchables pour le frapper ainsi, en plein jour.

Nicolas se traîna jusqu’au palier. Son cœur battait à coups si précipités qu’il ne parvenait pas à reprendre son souffle. Dans l’antichambre du lieutenant général, son vieil ami l’huissier, assis à sa table de sapin, ne le vit pas entrer. Il était absorbé tout entier par l’une de ses occupations favorites : il râpait une carotte de tabac et le produit de cette opération était ensuite récupéré avec soin, de manière à n’en perdre aucune miette, et placé dans une petite boîte d’étain. La respiration précipitée de Nicolas lui fit lever la tête et il poussa une exclamation de surprise en découvrant le jeune homme tout ensanglanté.

— Ma Doué, comme vous voilà fait, monsieur Nicolas ! Je vais quérir du secours. M. Bourdeau vous cherche et il ne doit pas être loin. Marie, Joseph, que vous est-il arrivé ?

— Ce n’est rien, une blessure à la tête qui s’est rouverte. Cela saigne toujours beaucoup à cet endroit. Il faut que je voie M. de Sartine sur-le-champ. Est-il là ?

Nicolas dut s’appuyer des deux mains sur la table pour ne pas piquer du nez ; sa vue se troublait et tout vacillait autour de lui. L’huissier sortit d’une de ses poches une fiole de verre et, après avoir vérifié d’un coup d’œil qu’ils étaient bien seuls, l’invita à boire.

— Buvez, c’est du bon ! Dame, par ces froids, j’ai toujours sur moi ma petite réserve de rhum, comme tout vieux matelot. Allez, cela vous requinquera.

L’infâme tord-boyaux fit tousser Nicolas, mais le contrecoup de l’alcool lui remit de la chaleur au corps et lui rendit ses couleurs.

— À la bonne heure, vous avez déjà meilleure mine ! Vous êtes plus gaillard, hein ? Voulez voir M. de Sartine, cela tombe bien. Il m’a ordonné de vous introduire sans lambiner si vous paraissiez. Il n’était guère de bonne humeur, lui toujours si égal. Il tourmentait sa perruque, c’est tout dire...

Décidément, tout le monde l’attendait, ce matin !

L’huissier gratta la porte, guetta une invite qui ne vint pas, passa outre et s’effaça devant Nicolas.

La pièce familière paraissait vide. Seuls, le ronflement du feu dans la cheminée et le craquement d’une bûche qui s’effondrait en projetant une pluie d’étincelles troublaient le silence du cabinet. La chaleur saisit Nicolas, accompagnée d’une langueur bienfaisante. Depuis qu’il avait quitté Antoinette, c’était le premier instant de bien-être qu’il connaissait. Immobile et proche de l’engourdissement, il aperçut tout à coup, dépassant des dossiers des fauteuils placés devant le bureau, les sommets de deux perruques. Incapable de faire un geste, il entendit, plus qu’il n’écouta, la conversation qui se déroulait.