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— Mais, mon bon, comment en sommes-nous arrivés là ? s’écriait Sartine. Et j’apprends ce matin, par un courrier, une rumeur courant à Londres : Lally, assiégé dans Pondichéry, aurait capitulé[25] ! Nos possessions de l’Inde menacées après celles du Canada, il y a un an...

Une voix aigrelette interrompit le lieutenant général de police.

— Que voulez-vous, nous avions déjà la guerre avec l’Angleterre et il a fallu y ajouter l’alliance avec l’Autriche. À la guerre maritime s’est jointe la guerre terrestre. À courir deux lièvres à la fois... De plus, tout cela demande de l’or, beaucoup d’or, et des chefs. Oui, surtout des chefs. Dans le chaos où le militaire est plongé par le nombre et l’inexécution des lois, par l’avilissement des gradés, l’incapacité des supérieurs et le dégoût des subalternes, il n’y a que désordres, ambitions effrénées et querelles de cour...

— Mais tout cela n’a-t-il pas été bien pesé ?

— Pesé et pourpensé, monsieur. Mais le chant des sirènes a été le plus fort. Et quand je dis les sirènes...

M. de Kaunitz[26], alors ambassadeur de son impériale souveraine, a été la coqueluche de Paris et de Versailles, il a amusé la galerie avec ses valets enfarineurs de perruques...

Une main surgit au-dessus d’un dossier qui vérifia la tenue d’une perruque.

— ... Il a fait le joli cœur auprès de la bonne dame[27]à qui on a fait miroiter la reconnaissance impériale. Elle s’est alors découvert des talents de diplomate et un nouveau rôle à jouer, ceux des saynètes des petits appartements ne lui suffisant plus. La dévotion feinte et les grandes affaires, voilà l’avenir des favorites royales vieillissantes ! Pour moi, si je prenais la liberté de juger de l’état de la France, je conclurais que ce royaume ne se soutient plus que par miracle et que c’est une vieille machine délabrée qui achèvera de se briser au premier choc. Je suis tenté de croire que notre plus grand mal est que personne ne voie le fond de notre état. Que c’est même une résolution prise de ne le vouloir pas.

— Mon ami, vous êtes bien imprudent.

— Nous sommes seuls et, en vous parlant, Sartine, je me parle à moi-même ; nous sommes de vieux complices. On dit à Paris que la bonne dame fait rassembler tout ce qui a été écrit sur Mme de Maintenon...

— On le dit et cela est vrai.

— Vous êtes le mieux placé pour le savoir... Mais je m’égare. De fait, il fallait choisir ou la guerre avec l’Angleterre et les charges que cela imposait, ou le retournement hasardeux des alliances avec le risque de la guerre sur terre. Mais ces têtes légères imaginaient que la guerre serait courte. Et les avantages escomptés pour le royaume ? Du vent, de la poudre aux yeux...

— Comment cela ?

— Mais oui ! Chacun a piqué au triple galop enfourchant des chimères. Ah ! Têtes françaises, têtes légères. L’Autriche faisait miroiter tant de choses ! L’infant don Philippe, le gendre du roi, échangeant ses petits duchés italiens contre un établissement aux Pays-Bas. Ostende et Nieuport donnés en gage à la France et occupés par nous, protégeant notre frontière du nord, si vulnérable. Que n’a-t-on promis pour cet accord, et même des avantages pour nos alliés de Suède, du Palatinat et de la Saxe ! Enfin, l’Autriche, prodigue en belles paroles, s’engageant à ne pas s’opposer aux prétentions du prince de Conti au trône de Pologne. La bonne dame se figurait déjà tenant ces fils fragiles. La fin des hostilités avec l’ennemi Habsbourg était considérée comme un chef-d’œuvre exemplaire de prudence et de politique. Que ne disait-on pas ? Que la paix serait fondée et que l’alliance l’affermirait ! « On » s’est empressé de graver des pierres et des médailles... C’était sans compter avec les Anglais et ce « Salomon du Nord[28] », tant vanté par M. de Voltaire, pour qui le sang français versé est prétexte à églogues.

— La guerre avec l’Angleterre n’a pas dépendu de nous, observa Sartine.

— C’est bien vrai, ils ne nous ont pas laissé le choix. Des pirates, oui des pirates...

Le bruit d’un poing martelant le rebord du bureau fit sursauter Nicolas, qui se demandait s’il devait ou non signaler sa présence.

— Ils nous ont saisi trois cents navires et enlevé six mille marins, sans déclaration, reprit la voix aigre. Et aujourd’hui, notre marine, vous le savez, est entre les mains d’un incapable. Ce Berryer, votre prédécesseur, qui s’est forgé une réputation auprès de la bonne dame, en caressant ses marottes, en lui rapportant les ragots de la ville et en déjouant d’imaginaires complots, est ministre en charge de ce département. Et M. de Choiseul a voulu un débarquement en Écosse. Un mien ami, qui a servi sur les vaisseaux du roi, m’avait démontré, cartes en main, l’inanité d’un tel projet. De plus...

L’une des perruques disparut, la voix se fit confidentielle.

— De plus, nous étions trahis.

— Comment cela, trahis ?

— Oui, Sartine. L’un de mes collègues, commis aux Affaires étrangères, vendait nos plans aux Anglais.

— A-t-il été arrêté ?

— Que non ! Il ne fallait pas donner l’éveil à Londres. Nous le contrôlons maintenant, mais c’est trop tard. Le mal est fait, le désastre a eu lieu et nous avons encore des vaisseaux de ligne bloqués dans l’estuaire de la Vilaine par la croisière anglaise.

Nicolas se souvint que, dans une de ses dernières lettres, le chanoine Le Floch lui avait conté être allé, avec le marquis de Ranreuil, voir les bateaux français à l’ancre du côté de Tréhiguier.

— Mon ami, demanda Sartine à voix basse, cette trahison a-t-elle un lien avec l’affaire qui nous occupe ?

— Je ne le crois pas, mais le résultat serait le même. La situation est telle que rien ne doit venir compromettre les intérêts de Sa Majesté ou ceux de son entourage. Hélas, depuis notre défaite à Rossbach[29], il convient de ne rien négliger. On a pris le roi de Prusse pour un imbécile et un inconséquent, et voyez le résultat. Tout fut gâché le jour où ce pillard de Richelieu — vous savez que ses soldats l’appellent « le père la maraude » négocia avec Frédéric au lieu de l’écraser.

— Vous êtes injuste avec le vainqueur de Port-Mahon.

— À quel prix, Sartine, à quel prix ! L’attitude du maréchal en Allemagne a été pire qu’une trahison, c’était de la bêtise. Voilà ce qui arrive, quand on laisse une femme diriger les affaires de son boudoir. La bonne dame voulait laisser à son ami Soubise tout le mérite d’une probable victoire sur Frédéric. Quel autre résultat voulez-vous espérer d’une tactique préparée à trois cents lieues du champ de bataille par son protégé et munitionnaire aux armées, Paris-Duverney[30] ? Depuis, succès et revers alternent avec une désespérante régularité. Et pour quoi, pour quels enjeux, désormais ? Je suis las et triste.

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25

Général français, d’origine irlandaise (1702-1766). Après avoir échoué devant Madras, il capitulera à Pondichéry. après une défense héroïque. Accusé de trahison, il fut condamné à mort et exécuté. Son fils obtiendra sa réhabilitation, avec l’aide de Voltaire.

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26

Chancelier d’Autriche (1711-1794).

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27

Jeanne Poisson, marquise de Pompadour.

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28

Frédéric II, roi de Prusse.

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29

Défaite française où Frédéric II écrase le maréchal de Soubise et les Impériaux.

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30

Financier (1684-1770), ami de Mme de Pompadour.