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— Allons, allons, vous ne m’avez pas accoutumé à cela. Nous finirons par l’emporter et le roi...

— Parlons-en ! Vous qui le rencontrez, comment le trouvez-vous ?

— Je l’ai vu à mon audience hebdomadaire, dimanche soir à Versailles. Il m’est apparu également bien las et triste. Il avait le visage bouffi, le teint jaune...

— Les petits soupers, les venaisons, le vin... Ce n’est plus de son âge.

— L’humeur était morose, reprit Sartine. Il ne prêtait même pas attention aux petites anecdotes galantes pour lesquelles il a tant de goût et dont je lui apporte toujours de nouvelles. Ce soir-là, ce n’était que considérations sur des morts récentes, de préférence subites, prières des agonisants et autres sujets funèbres. Cela tourne souvent à l’obsession, chez Sa Majesté.

— Surtout depuis l’attentat.

— Vous êtes dans le vrai. Vous connaissez la réponse qu’il fit à La Martinière, son médecin, venu sonder la plaie faite par le canif de Damiens et qui le rassurait en lui disant que la blessure n’était pas profonde ? « Elle l’est plus que vous le croyez, car elle va jusqu’au cœur. » Il m’a également cité son aïeul en me confiant « que l’on n’était plus heureux à son âge ». Il est pourtant beaucoup plus jeune que Louis le Grand, lors des revers de la fin du dernier règne. Enfin, il a longuement évoqué Saint-Denis, « que ne voient jamais les rois, car seuls leurs cercueils les y conduisent le jour de leur pompe funèbre ». Il m’a. bien sûr, pressé sur ce que vous savez...

— La bonne dame a sa responsabilité dans tout cela. Sous le prétexte de divertir le roi de ses idées noires, elle multiplie les occasions de distractions, quand elle ne les organise pas elle-même, dans un certain domaine.

— L’esprit public la prendra en horreur, si nos malheurs continuent. La guerre, la lutte avec les parlements et nos affaires religieuses, tout cela fait beaucoup.

— Pour en revenir à nos affaires, fit l’inconnu, y a-t-il du nouveau ? Je suis perclus d’angoisse à l’idée que... Pouvez-vous me donner espoir ?

Un long silence suivit. Nicolas n’osait plus respirer.

— J’ai mis un de mes gens sur l’affaire. Il ne sait pas ce qu’il cherche. Il est à la fois mon chien et mon lièvre. Il a surtout l’avantage de n’être point connu et de ne pas connaître.

Nicolas sentit ses jambes se dérober sous lui, il se rattrapa de justesse, mais sa main heurta le sol. Ce faible bruit fit l’effet de la foudre tombant dans la pièce. En deux mouvements inversement symétriques, M. de Sartine se retourna et découvrit Nicolas pétrifié, tandis que son hôte tournait le dos tout en dissimulant son visage derrière un chapeau. Puis, le lieutenant général fit un geste impérieux, désignant une bibliothèque derrière son bureau. Le visiteur y courut en sautillant, appuya sur les moulures dorées du meuble. Les rangées de livres pivotèrent, ouvrant un passage dans lequel l’homme s’engouffra et disparut. La scène n’avait pas duré trois secondes.

Maintenant, bras croisés, M. de Sartine considérait Nicolas en silence.

— Monsieur, je ne voulais pas...

— Monsieur Le Floch, ce que vous venez de faire est sans excuses ! Moi qui vous faisais confiance... Sur votre vie, vous n’avez rien entendu. Mais dans quel état êtes-vous ? Voilà ce qu’il en coûte de se vautrer chez les filles. Eh bien, monsieur, qu’avez-vous à dire ?

M. de Sartine se redressa, avec ce petit air vainqueur que lui donnait toujours la satisfaction de prouver qu’il demeurait l’homme le mieux renseigné de France.

— Monsieur, puis-je vous dire très humblement que je ne mérite ni votre colère ni votre ironie. Vous me voyez au désespoir de ce qui vient d’arriver. Je ne l’ai ni cherché ni voulu. L’huissier m’a fait entrer, me disant que vous me cherchiez et aviez ordonné de m’introduire sans désemparer. Étourdi par ma blessure et quasiment en faiblesse, j’ai cru votre bureau vide, et quand je me suis aperçu que vous étiez là avec votre visiteur, je n’ai pas cru devoir me manifester, je ne savais que faire.

Le lieutenant général demeurait silencieux, manifestant ce laconisme dont on disait à Paris qu’il faisait parler les muets et trembler les plus décidés. Nicolas n’en avait jamais éprouvé les effets, son chef ayant toujours été, jusque-là, disert et courtois, avec certains accès de brusquerie ou d’impatience.

— Vous êtes mal renseigné, monsieur...

Nicolas attendit, en vain, une réaction à sa pointe.

— Je n’étais pas chez les filles, comme vous le dites. Hier, mon enquête sur la disparition du commissaire Lardin m’a conduit dans une maison de plaisir tenue par une maquerelle appelée la Paulet. Vous connaissez, sans doute, le Dauphin couronné ? Au sortir de cette maison, un fiacre a tenté m’écraser. Renversé sur le pavé, j’ai perdu connaissance. Une fille m’a secouru et m’a conduit dans sa chambre pour me panser.

Nicolas ne crut pas nécessaire d’allonger et de compliquer son récit par des détails particuliers qui ne regardaient que lui.

— Ce matin, j’ai gagné en toute hâte le Châtelet où j’espérais avoir l’honneur de vous parler. Gravissant le grand escalier, j’ai été attaqué une nouvelle fois par un spadassin, qui m’a menacé et blessé, et que j’ai tout lieu de supposer être M. Mauval. Voilà, monsieur, ce qui explique ma tenue et l’égarement dans lequel je me trouvais en entrant chez vous.

Il s’animait de plus en plus et haussait le ton. Sartine demeurait impénétrable.

— Cela étant, monsieur, si j’ai le malheur de vous avoir déplu, ou si je ne jouis plus de votre confiance, il ne me reste plus qu’à repartir dans ma province. Auparavant, je tiens toutefois à vous dire ceci. Sans famille et avec des appuis incertains, écarté brutalement d’un office modeste qui me satisfaisait, j’ai été jeté dans

Paris. Vous m’avez accueilli avec bonté et pris à votre service. Ma reconnaissance vous est due. Vous m’avez placé auprès de Lardin dans des conditions qui auraient suggéré au plus imbécile que vous souhaitiez le faire surveiller. Vous m’avez chargé d’une mission par beaucoup d’endroits extraordinaire : enquêter sur la disparition de Lardin. Mais, ce que j’ai été contraint d’entendre à l’instant m’a éclairé sur ce point ; vous ne m’avez accordé nulle confiance et n’êtes pas entré avec moi dans vos arrière-pensées. Je sais que l’incertitude est la marque de la subordination, vous me l’avez appris, mais comprenez bien que je suis parti à l’aveuglette, sans aucune information qui m’aurait pu éviter certains pièges. Avant de prendre congé de vous, je crois utile, monsieur, de vous faire un dernier rapport.

Le lieutenant général ne manifestait toujours aucune réaction.

— Le commissaire avait disparu, reprit Nicolas, et vous m’aviez donné pleins pouvoirs pour le retrouver. Que savons-nous à ce jour ? Lardin devait assister, le soir de sa disparition, à une partie fine au Dauphin couronné ; en même temps que son ami, le docteur Semacgus. Une querelle a opposé le commissaire à Descart, cousin de sa femme. On découvre aussi, en enquêtant sur le même Descart, l’animosité qui l’oppose à Semacgus — rivalités de médecins ou autres. Que Descart dissimule sa présence à la soirée chez la Paulet. Survient la vieille Émilie, marchande de soupe, qui, par son récit effroyable, nous conduit à Montfaucon. Le transport de justice au Grand Équarrissage est surveillé par un mystérieux cavalier. L’examen des fragments de corps trouvés dans la neige n’emporte la certitude ni dans un sens ni dans un autre. Le cadavre découvert demeure méconnaissable, mais la canne et le pourpoint de Lardin sont ramassés à ses côtés. Nos observations permettent de douter du lieu du crime. Dans le pourpoint, un fragment de lettre de la Paulet et un jeton de bordel sont trouvés. Ces indices pourraient avoir été arrachés lors de la rixe avec Lardin. Je poursuis mon enquête, trompe la vigilance de la Paulet, apprends que le commissaire Camusot et Mauval font chanter Lardin sur de grosses dettes au jeu. Ainsi, l’enquête de Lardin sur Camusot ne pouvait que tourner court. Je découvre que Lardin est un habitué du Dauphin couronné, tout comme Descart, qu’il y a trouvé sa femme, alors « pensionnaire », et que celle-ci le ruine et le trompe : elle est notamment la maîtresse de son cousin, le docteur Descart. Enfin, il se confirme que Lardin avait fait inviter Descart par la Paulet, à la soirée durant laquelle il disparaît. J’apprends, en outre, que le docteur Semacgus n’a pas passé la nuit avec une fille du bordel et que son serviteur nègre, Saint-Louis, a également disparu. Voilà, monsieur, avec deux agressions commises sur la personne de votre représentant, le résumé d’une enquête que je confie à votre réflexion. Je découvre aujourd’hui que je n’étais entre vos mains qu’un instrument : je ne savais pas ce que je cherchais ni quel lièvre je devais courir. J’ose supposer que vous avez de hautes raisons pour me traiter de la sorte. Monsieur, je vous demande mon congé, en vous priant de croire que je demeure votre très humble, très obéissant et très reconnaissant serviteur.