En dépit de son émotion et du sang qui martelait ses tempes, Nicolas se sentit libéré par son discours. L’étau qui comprimait sa poitrine s’était peu à peu desserré au fur et à mesure que s’envolaient les mots irréparables. Ce qu’il éprouvait en cet instant n’était pas éloigné de la jubilation. Si précis qu’eût été le résumé de son enquête, il avait laissé de côté certains détails. Il n’en était pas autrement fier ; cette petitesse ne le grandissait pas à ses yeux, mais, ayant brûlé ses vaisseaux, c’était sa petite vengeance, sa réponse à l’humiliation ressentie. Il éprouvait toujours une colère sourde d’avoir été considéré comme un poids négligeable par un homme qu’il respectait et qui lui avait confié une tâche à laquelle il s’était consacré corps et âme. Tout était consommé, il pouvait se laisser aller. L’avenir, son destin, le lendemain, tout ce qui avait été sa vie à Paris lui étaient, pour le moment, indifférents.
Il s’apprêtait à quitter la pièce quand M. de Sartine eut un geste brusque invraisemblable. Il avait arraché sa perruque, qui voltigea jusqu’au centre du bureau, et fourragé nerveusement dans sa chevelure. Il se dirigea vers la cheminée et tisonna le feu assoupi, puis, avec détermination, il marcha sur Nicolas qui, surpris de la rapidité du mouvement, ne put s’empêcher de faire un pas en arrière. Le magistrat le saisit aux épaules et l’attira près de lui. Les yeux inquisiteurs le fixèrent un long moment. Le jeune homme supporta sans sourciller cet examen. Puis Sartine l’entraîna doucement vers un fauteuil où il le força à s’asseoir. Il lui tendit un mouchoir de fine batiste.
— Prenez ceci, Nicolas, et appuyez-le fortement sur votre plaie.
Il s’écarta et gagna la porte. Nicolas l’entendit s’adressera l’huissier.
— Père Marie, vous avez bien votre fiole... Oui, votre fiole. Ne faites pas la bête, et donnez-la-moi.
Il y eut quelques balbutiements confus. Le lieutenant général revint et tendit à Nicolas une petite bouteille de verre dont il avait déjà fait connaissance.
— Avalez une gorgée de ce poison, cela vous fera du bien. Le père Marie se figure que j’ignore ses petites habitudes.
Nicolas se sentit gagné par le fou rire. Du coup, il avala l’alcool de travers et s’étrangla. Il en résulta un hoquet incoercible qui déclencha le rire redouté. Sartine parut un peu inquiet. Il s’appuya contre son bureau.
— Vous êtes bien insolent à l’occasion, monsieur le clerc de notaire qui veut le redevenir. Quelle verve ! Quelle fougue ! Quel talent ! Mes compliments.
Nicolas fit mine de se lever.
— Allons, ne faites pas l’enfant, écoutez-moi. Je ne croyais pas, monsieur, que vous vous hausseriez au niveau de la difficulté de la mission confiée. Une enquête délicate, en effet. Vous avez avancé vite et bien. Je ne suis pas un homme à être surpris, mais vous m’avez étonné. Des ombres subsistent cependant... Il est vrai que, plongé par moi dans les ténèbres, vous ne risquiez pas de trouver la lumière. Le but secret de tout cela... Ah ! Que les choses sont délicates à dire...
Nicolas ressentait la gêne de Sartine et la partageait. À son malaise s’ajoutaient les agitations régulières d’un hoquet persistant, que ses efforts pour le maîtriser ne faisaient qu’augmenter. Le fou rire le reprit, si convulsif qu’il gagna Sartine. Nicolas ne l’avait jamais vu rire, et il s’aperçut que son chef paraissait, dans ce débordement, beaucoup plus jeune. Il se souvint que huit ou neuf ans seulement les séparaient et ce constat le rasséréna. Ils retrouvèrent leur sérieux. Sartine toussa, confus de s’être ainsi débondé.
— J’ai eu tort grand tort de vous sous-estimer et de vous utiliser comme si vous n’étiez qu’un automate, dit-il en reprenant son sérieux. Vous avez prouvé votre valeur. J’oublierai ce malentendu...
Nicolas jugea, à part lui, que M. de Sartine la lui baillait belle en tirant un trait sur ce « malentendu ». Toutefois, les torts reconnus balançaient la chose et la « valeur » proclamée pansait bien des plaies.
— Je vois bien qu’il me faut m’ouvrir à vous de mes pensées les plus secrètes. Vous en savez déjà beaucoup. Écoutez-moi.
Nicolas aurait écouté n’importe quoi. Tout à fait maître de lui à présent, Sartine poursuivit :
— J’avais chargé Lardin d’enquêter sur Camusot, que Berryer, mon prédécesseur, soupçonnait de corruption dans la police des jeux. Il s’agissait de nettoyer les écuries d’Augias. J’ai assez vite compris que le commissaire me lanternait et qu’il n’était plus dans ma main. Ranreuil vous a recommandé à moi. Je vous ai placé auprès de Lardin, et ce que vous me rapportiez, innocemment ou non, m’a convaincu de son infidélité. Mais le pire était ailleurs.
La gravité de son propos incita le lieutenant général à recoiffer sa perruque.
— Par les obligations de sa charge, Lardin, à la fin du mois d’août 1760, fut appelé, avec le commissaire Chénon, à poser les scellés et à relever les papiers du comte d’Auléon, ancien plénipotentiaire à Saint-Pétersbourg, qui venait de décéder ; c’est une pratique habituelle pour tous ceux qui ont pris part à des négociations d’État. L’ordre venait de M. de Choiseul. Or, nous avons acquis la certitude que Lardin a dérobé plusieurs documents et, notamment, des lettres de la main du roi et de Mme la marquise de Pompadour. Quelques jours avant sa disparition, je l’ai convoqué. Il m’a menacé — vous entendez, menacé — de divulguer ces pièces auprès de puissances étrangères, si des poursuites étaient menées contre lui. En pleine guerre, dans la situation que vous connaissez...