Выбрать главу

— Mais, monsieur, que ne l’avez-vous fait embastiller ?

— J’y ai bien songé, mais c’est un risque que je ne pouvais prendre. Et moi, Gabriel de Sartine, lieutenant général de police, j’ai dû supplier ce misérable, qui joint la trahison au crime de lèse-majesté, de ne rien tenter. J’ignorais alors ce que vous m’avez appris, qu’à tous ces forfaits il ajoute des crapuleries de tripot. J’imaginais que ces papiers dérobés lui servaient seulement de sauvegarde. Désormais, nous pouvons craindre qu’il ne les monnaye à n’importe qui. De là. l’importance de savoir si Lardin est vraiment mort et, si c’est le cas, ce que sont devenues les lettres volées.

— Il faut arrêter Camusot et Mauval.

— Tout doux, Nicolas. Ce serait perdre toute trace pour une satisfaction hasardeuse et gratuite. Vous apprendrez que le salut de l’État peut, quelquefois, emprunter des voies bien obliques. Outre cela, Camusot est depuis si longtemps dans notre maison qu’il en sait beaucoup sur bien des gens. Il y a des risques qu’un serviteur du roi doit se garder de prendre. Cela est bien peu moral, n’est-ce pas ? Mais souvenez-vous de ce que disait le cardinal de Richelieu : « Tel qui ferait son salut comme homme privé se damne comme homme public... »

Il se tut, comme si la simple évocation de son nom allait faire surgir l’ombre du grand cardinal.

— C’est pourquoi, reprit-il au bout d’un instant, il demeure de la dernière urgence de savoir si Lardin est mort ou vivant. Pouvez-vous m’assurer que le cadavre découvert à Montfaucon est le sien ? Vous paraissez incertain à cet égard...

— Les preuves manquent, en effet, répondit Nicolas. Ma seule certitude, c’est que les restes en question ont sans doute été apportés depuis le lieu du crime jusqu’au Grand Équarrissage et que...

— Voilà qui ne me satisfait point. Dans cette conjoncture, il...

M. de Sartine fut interrompu par des coups violents frappés à la porte. Elle s’ouvrit et l’inspecteur Bourdeau parut, rouge de confusion. Le lieutenant général se redressa, l’œil flamboyant.

— Ah ça ! On force ma porte ! Monsieur Bourdeau, que signifient ces manières ?

— Mille pardons, monsieur. Seul un événement grave m’a conduit à cette intrusion. Je voulais rendre compte, à vous-même et à M. Le Floch, qu’hier soir le docteur Descart est mort assassiné et que tout laisse supposer que Guillaume Semacgus est son meurtrier.

VIII

DE CHARYBDE EN SCYLLA

« Garde tes pensées et fuis la malice, afin que l’intelligence enténébrée ne prenne pas une chose pour une autre. »

Thalassius l’Africain

Insensible à la déambulation maniaque de M. de Sartine scandée de coups de tisonnier nerveux dans le feu, Bourdeau avait entrepris le récit de sa journée. Il paraissait fier de discourir devant un pareil auditoire.

Chargé par Nicolas de retrouver Catherine, qui avait disparu après avoir été chassée de la maison des Blancs-Manteaux, il avait mené son enquête dans le voisinage. La chance lui avait souri, car un gagne-deniers était venu chercher un paquet de hardes laissé par la cuisinière à sa logeuse. Bourdeau n’avait pas été autrement surpris de découvrir que Catherine avait trouvé refuge chez le docteur Semacgus. Pourvu de ce précieux renseignement, l’inspecteur s’était fait véhiculer à Vaugirard mais, comme il l’expliqua avec quelque confusion, il s’était attardé dans un tripot du faubourg, transi de froid, pour se restaurer d’un lapin en gibelotte et d’un petit vin un peu trop vert à son goût.

M. de Sartine lui fit signe de passer outre et de poursuivre son rapport. Rouge de confusion, Bourdeau décrivit ses retrouvailles avec Catherine intarissable d’éloges sur la bienveillance de son hôte, qui, lui, « avait la reconnaissance du ventre et l’avait accueillie comme une vieille amie ». Toutes désemparées qu’elles fussent, les deux cuisinières, l’une sans travail ni logis, et l’autre, Awa, bouleversée par la disparition de Saint-Louis, s’étaient vite rapprochées. Awa avait été conquise par la jovialité de Catherine. Elles en étaient déjà à échanger leurs secrets et Bourdeau fut, dès son arrivée, pris à témoin pour juger de la réussite d’une tourte aux volailles d’où s’échappaient, en volutes parfumées, les arômes mêlés de la truffe et de la muscade.

À nouveau, le lieutenant général ramena l’inspecteur au fil de son propos par un dodelinement menaçant de la perruque. Bref, le docteur Semacgus n’était pas là et Bourdeau, qui souhaitait l’entretenir de la situation de Catherine, l’avait attendu une partie de l’après-midi. Il avait saisi l’occasion pour faire parler l’intéressée, qui ne demandait d’ailleurs que cela.

À l’en croire, elle aurait quitté son service de toute façon. Mme Lardin, qualifiée par elle d’un certain nombre d’épithètes malsonnantes, n’avait fait que conclure une situation irréparable. Une chose était d’être traitée comme une malpropre — elle qui avait fait Fontenoy avec le maréchal de Saxe —, une autre était d’être témoin des turpitudes d’une femme sans mœurs. Le pire, pour Catherine, était la manière dont la marâtre traitait la douce Marie. L’affection réciproque de Catherine et de la fille du commissaire avait longtemps retenu la cuisinière de rendre son tablier ; et puis, Lardin, si cassant avec les autres, n’était pas si méchant avec elle.

De fil en aiguille, Bourdeau avait fini par apprendre que, non seulement, Louise Lardin entretenait des relations adultères avec son cousin Descart et Semacgus, mais qu’elle coquelinait aussi avec un godelureau à mine de spadassin qui hantait la maison des Blancs-Manteaux depuis la disparition de Lardin.

Sur le coup de six heures, Semacgus, l’habit en désordre, était enfin arrivé prononçant des mots sans suite, attitude surprenante chez un homme d’habitude si maître de lui. On avait fini par comprendre que Descart venait d’être assassiné.

Après l’avoir réconforté, Bourdeau l’avait prié de se reprendre et de narrer les choses par le menu.

Semacgus, raconta-t-il, avait reçu, par la voie d’un billet plié glissé sous sa porte, une demande d’entrevue de la part de Descart. La démarche lui avait bien semblé inattendue de la part d’un homme avec lequel ses relations étaient tout sauf bonnes. Toutefois, le ton pressant du billet l’avait convaincu que seule une raison grave, touchant peut-être à l’exercice de la médecine, justifiait cette espèce de convocation. L’heure fixée était la demie de cinq heures. Il avait passé la journée à Paris, vaquant à ses occupations, puis avait pris un fiacre au Jardin du roi pour revenir à Vaugirard, afin d’être à temps à son rendez-vous. Il était arrivé en avance chez Descart, aux environs de cinq heures. Surpris de trouver toutes les portes ouvertes, celle du jardin comme celle de la maison, il en avait franchi le seuil à tâtons, car la nuit était tombée et aucune lumière n’était allumée. À peine sur le balcon qui dominait les escaliers et la grande pièce, il avait buté contre ce qui lui parut d’abord un sac posé à terre. Il s’agissait en réalité d’un corps inerte.