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Affolé par le tour que prenait la situation, Semacgus était descendu dans la salle et avait trouvé une chandelle qui, une fois allumée, lui avait permis de reconnaître le cadavre de Descart, poignardé par une lancette à saignée. Il était resté un long moment comme hébété, puis avait décidé de rentrer chez lui afin d’alerter les autorités.

Bourdeau avait aussitôt fait appeler le guet, laissé Semacgus sous bonne garde et couru chez Descart afin de vérifier la mort du docteur et procéder aux premières constatations.

La maison était plongée dans la nuit, le bout de chandelle allumé par Semacgus s’étant depuis longtemps éteint. Il avait trouvé à grand-peine de quoi s’éclairer et s’était livré à une observation minutieuse du cadavre, qui gisait sur le flanc, une lancette effectivement plantée dans la région du cœur. Le corps était encore souple. Sur la face empourprée et marbrée de taches noirâtres se lisait une expression d’intense surprise, accrue par l’ouverture démesurée de la bouche, comme si la victime avait, dans ses derniers instants, voulu crier quelque chose ou désigner quelqu’un.

Le sol était couvert d’empreintes mouillées de pas. Bourdeau avait procédé à une visite rapide des lieux, sans rien remarquer d’anormal, puis avait fait enlever le cadavre pour le faire porter à la Basse-Geôle, où ces messieurs pourraient le voir.

Quant à Semacgus, il avait jugé nécessaire de le faire provisoirement incarcérer dans une cellule du Châtelet. Il était le seul témoin du drame et se trouvait aussi, malheureusement pour lui, le principal suspect, compte tenu des relations difficiles que chacun avait pu observer entre les deux médecins. Enfin, Bourdeau avait quitté Vaugirard non sans avoir soigneusement fermé les portes de la demeure, scellant les issues avec du pain à cacheter et emportant les clefs avec lui.

Un long silence suivit le récit de l’inspecteur. M. de Sartine n’avait pas cessé sa déambulation. Il fit un geste de la main, signifiant à Bourdeau sa volonté de demeurer seul avec Nicolas.

— Je vous remercie, monsieur Bourdeau. Laissez-nous, j’ai des instructions à donner à votre chef.

Nicolas entendit cette phrase avec un bonheur qu’il eut du mal à dissimuler : elle était pour lui la confirmation de sa mission.

— Avec votre permission, monsieur, une petite question à Bourdeau.

Sartine hocha la tête avec un peu d’impatience.

— Semacgus était-il couvert de sang ?

— Pas une goutte.

— Le docteur Descart, lui, était sans doute ensanglanté, observa Nicolas. Lorsque le corps est tombé dans les bras de Semacgus, il aurait dû avoir ses vêtements tachés de sang, vous ne pensez pas ?

L’inspecteur parut interdit.

— Maintenant que vous me parlez de cela, répondit-il, je prends conscience qu’il n’y avait du sang nulle part. Ni sur le cadavre, ni sur le sol.

— Ne vous éloignez pas, nous aurons encore à parler. Nous irons voir le cadavre et interroger Semacgus.

Bourdeau sortit, non sans avoir jeté un regard plein d’admiration sur Nicolas. M. de Sartine, que l’épisode avait quelque peu agacé, reprit la parole.

— Tout cela ne fait que compliquer encore davantage les choses. Monsieur Le Floch, j’entends que vous aboutissiez rapidement. Ne perdez pas d’instants précieux à tenter de régler une affaire qui peut ne rien avoir de commun avec la nôtre. Faites diligence, je donnerai toutes instructions pour que rien ni personne ne vienne vous mettre des bâtons dans les roues. L’essentiel, vous le comprenez bien, c’est le service de Sa Majesté et le salut de l’État. Le sort de Lardin m’indiffère, c’est le risque de voir les papiers en question passer en de mauvaises mains qui m’inquiète. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Monsieur, répondit doucement Nicolas, je connais maintenant toute la dimension de l’enquête que vous avez bien voulu me confier, mais je dois vous dire que, selon moi, tous les événements que nous avons connus, et le dernier ne fait pas exception, me paraissent liés entre eux, et que tous les fils de l’intrigue peuvent faire remonter à son origine. Je ne peux donc négliger nulle piste. Tous ceux qui, de près ou de loin, ont approché Lardin et surtout ceux qui passèrent avec lui la soirée au Dauphin couronné sont susceptibles d’être mêlés, d’une manière ou d’une autre, au grave secret sur lequel vous avez consenti à m’éclairer.

Sartine ignora la remarque du jeune homme.

— Je dois encore vous mettre en garde sur autre chose, reprit-il, même si cela, je le crains, doit troubler la vision candide que je vous soupçonne de nourrir sur notre justice. J’ai été et demeure un magistrat. Vous l’êtes par délégation de par la commission qui vous fait mon plénipotentiaire. Nous devons respecter les règles de notre état d’autant que nous n’instrumentons que par une autre délégation, celle du Souverain, alpha et oméga de toute autorité. Il faut en user avec honneur. Le pouvoir du juge vient du trône et l’hermine couvrant nos simarres est un morceau symbolique du manteau du sacre.

Il caressa le devant de son habit avec componction, comme s’il avait été revêtu de sa robe d’apparat un jour de lit de justice au palais.

— Pour faire bref, j’ai pouvoir de retenir dans ma main certaines affaires qui intéressent le salut du royaume. Vous concevez que le cas sur lequel vous enquêtez est de celles-là. La gloire et la sûreté de l’État sont à ce prix et, cela, encore davantage en temps de guerre. Chaque jour, nos soldats meurent sur les champs de bataille et une âme sensible et amoureuse de son pays ne saurait imaginer sans frémir que l’ennemi fut à même de s’emparer de moyens susceptibles de compromettre le nom de Sa Majesté et de ceux qui l’entourent.

Il fixa Nicolas au fond des yeux et quitta son ton solennel.

— Tout doit rester secret, Nicolas, du secret le plus muré et le plus impénétrable. Il est hors de question de respecter les étapes habituelles de la procédure telles que M. de Noblecourt a dû naguère vous les enseigner. Je ne veux pas de magistrat désigné dans cette enquête pour le moment : nous ne pouvons nous fier à personne. Il faut être implacable. Au besoin, demandez-moi des lettres de cachet pour la Bastille : la sécurité y est plus grande que dans nos geôles encombrées de populace, de prostituées et des familles des détenus qui entrent et qui sortent sans contrôle. Avez-vous des cadavres, cachez-les ! Avez-vous des constatations à faire, enveloppez-les de ténèbres ! Vous avez, à juste raison, approché M. Sanson ; utilisez-le, c’est un tombeau. Ce secret, étendu sur toutes choses, vous conduira au bout du labyrinthe. Vous êtes mon plénipotentiaire hors des règles et des lois, et n’oubliez pas que, si vous échouez et compromettez mon pouvoir, ma main se retirera de votre tête... Vous êtes votre maître. Vous avez ma confiance et mon appui. Faites au mieux et touchez rapidement au but.

Nicolas, ému par la grandeur qui émanait du lieutenant général, le salua sans un mot. Il se dirigeait vers la porte quand Sartine le retint par l’épaule.