— Le soldat, à droite ou à gauche, la jambe de bois ?
Bourdeau sentit, sans se l’expliquer, le frémissement de Nicolas.
— Attends, il faut que je me repère. Ils étaient à table, à main droite, l’un sur la même ligne que moi et, l’autre, le vétéran, lui faisait face, sa mauvaise jambe allongée dans ma direction. Donc, c’était sa jambe droite. Cela est sûr. Tu le connais ?
Nicolas, le front soucieux, ne répondit pas. Il réfléchissait et les deux autres n’osèrent interrompre sa méditation.
— Tirepot, dit-il enfin, ta vas te mettre à la recherche de ces deux lascars. Agite un peu les mouches, et voilà pour toi.
Il lui tendit plusieurs écus d’argent, et nota la dépense, avec une mine de plomb, sur un petit carnet noir.
— Tu m’affliges, Nicolas, je travaille pour t’être agréable, par plaisir et par reconnaissance, foi de Breton.
— Ce n’est pas pour toi. Je te remercie de tes bonnes pensées, mais la recherche que ta vas faire te coûtera et tu perdras peut-être des pratiques. Comprends-tu ?
Tirepot opina du chef sans se faire autrement prier. Mais, par habitude, il vérifia d’un coup de dent la qualité des pièces, au grand amusement de Nicolas.
— Me prends-tu pour un faussaire, par hasard ? On te retrouvera, comme d’habitude, autour du Châtelet, quand tu auras des informations sur les oiseaux en question. Il faut les dénicher.
Le monde, quand ils sortirent, était toujours hostile et l’après-midi n’avait apporté aucune éclaircie. Le froid lui-même reprenait le dessus. Ils se hâtèrent vers le Châtelet. Nicolas se sentait mieux et contait, par le détail, ses aventures et ses découvertes à un Bourdeau ébahi. Il avait l’impression que son ivresse, suivie d’un bref repos, lui avait redonné une acuité d’esprit nouvelle et chassé son atrabile, comme si, dans l’aventure, le sang perdu, ajouté à l’action de l’alcool, l’avait purgé de ses angoisses et de ses pensées noires. Le sentiment de fragilité, suscité en lui par les attentats perpétrés à deux reprises contre sa personne, avait laissé place à une froide détermination.
Il fit le point sur lui-même, suivant son habitude. M. de Sartine s’était montré, au bout du compte, presque paternel. À cette pensée, une douleur lui serra le cœur et la vision du chanoine Le Floch, celle du marquis de Ranreuil s’imposèrent puis se dissipèrent pour laisser la place au sourire d’Isabelle. Il chassa ces images et, pour se réconforter, mesura la confiance nouvelle dont il était investi par son chef. Il continuait son enquête et il ne s’agissait pas d’un banal cas criminel, mais bien d’une affaire d’État. Un long soupir le libéra et il se sentit décidé à aboutir, quoi qu’il pût lui en coûter.
Quand ils furent descendus dans le caveau d’exposition de la Basse-Geôle, où se pressait une foule silencieuse de familles inquiètes ou éplorées et de curieux venus là comme au spectacle, Bourdeau lui dit à voix basse que le corps n’était plus là et qu’il devait sans doute avoir été porté dans la salle d’examen où les médecins ordinaires du Châtelet avaient coutume de pratiquer les constatations de routine et, pour les cas les plus troublants, les ouvertures.
C’était un petit caveau voûté, avec une grande table de pierre munie de rigoles permettant de la laver à grande eau et d’évacuer celle-ci par un trou pratiqué dans le pavage du sol. Dans la pièce, chichement éclairée par quelques chandelles fumantes, un homme immobile contemplait le corps du docteur Descart. Il se retourna au bruit de leurs pas et ils reconnurent Charles Henri Sanson. Nicolas lui tendit la main qui, cette fois, fut saisie sans hésitation et même, lui sembla-t-il, avec quelque ferveur.
— Je n’imaginais pas avoir le privilège de vous revoir aussi vite, monsieur Le Floch. Mais si j’en juge par le message que m’a fait parvenir M. Bourdeau, vous souhaitez, comme je vous l’avais proposé, profiter de mes faibles lumières.
— Monsieur, dit Nicolas, j’eusse aimé vous rencontrer en d’autres circonstances, mais le service du roi a de ces obligations qu’on ne saurait remettre. Je sais pouvoir compter sur votre discrétion.
Sanson leva la main en signe d’assentiment.
— Le cadavre que vous examiniez a sans doute quelque chose à voir avec les restes que vous avez si éloquemment fait parler hier matin.
Nicolas s’essuya le front. Il lui semblait qu’un siècle s’était écoulé depuis son retour à Paris et il s’apercevait avec effroi qu’il n’y avait que quatre jours qu’il était rentré de Guérande. Il avait beaucoup vieilli en quatre jours. Sanson le contemplait avec amitié.
— Nous sommes devant une nouvelle énigme, dit-il en avalant sa salive. L’homme que voici a été trouvé mort, une lancette à saignée plantée dans le cœur.
— Elle s’y trouve toujours, intervint Bourdeau. Je n’ai pas cru devoir toucher au cadavre et l’ai fait emporter en l’état.
— Je rends grâce au ciel de votre précaution, monsieur l’inspecteur, dit le bourreau, elle facilitera notre étude. Monsieur le Floch, vous sollicitez mon avis, mais je vous sais attentif, précis et apte à discerner les détails. Voulez-vous être mon élève et me confier vos premières remarques ?
— Maître Sanson, j’ai en effet beaucoup à apprendre avec vous.
Il écarta le linge qui couvrait le corps. Dévêtu, il ne conservait que la chemise transpercée par l’instrument. La face était effrayante. Le front, sous l’empire de la mort, s’était ridé, les yeux enfoncés dans les orbites demeuraient ouverts mais obscurcis par une membrane trouble. Les tempes étaient creusées et ce creux se prolongeait par l’enfoncement des pommettes. L’homme était méconnaissable. Seule l’absence de menton, encore soulignée par l’ouverture de la bouche, évoquait, en caricature, ce qui, de son vivant, frappait dès l’abord chez Descart.
— Une première impression. Nous savons, par le témoin qui a découvert le corps et par l’inspecteur, qu’il n’y avait nulle trace de sang sur la victime ni aux alentours. Peut-on poignarder quelqu’un sans effusion de sang ? Enfin, j’observe que le visage paraît congestionné, la bouche démesurément ouverte et que des taches sombres apparaissent là... et encore là...
Les doigts voltigeaient au-dessus de la face du cadavre.
— ... de vilaine couleur noirâtre, acheva Nicolas. Elles sont étranges.
— En vérité, approuva Sanson, vous avez suivi la bonne méthode ; la froide constatation qui conduit à la question juste, sans intervention d’émotion ou d’imagination. Je n’avais considéré, avant votre venue, que le visage, et je puis déjà vous dire qu’il était éloquent pour le modeste praticien que je suis. Si je n’avais vu que lui, j’aurais conclu que la victime avait été étranglée, et peut-être aussi empoisonnée. Tout se complique avec cette lancette.
Sanson s’approcha de la table de pierre. Il examina la tête de Descart, se pencha, renifla, murmura quelques mots indistincts, puis, introduisant deux doigts dans la bouche ouverte du mort, il en retira délicatement quelque chose qu’il disposa avec précaution sur son mouchoir. Il tendit sa trouvaille aux deux policiers.