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— Que vous en semble, messieurs ? Qu’est ceci ?

Bourdeau chaussa ses bésicles. Nicolas, dont la vue était celle d’un jeune homme, répondit le premier.

— Une petite plume.

— Il s’agit bien d’une plume. D’où provient-elle ? D’un carreau ou d’un oreiller ? Je vous laisse le soin de le déterminer. Mais que peut-on en conclure, monsieur Le Floch ?

— Que la victime a été étouffée...

— ... Et non étranglée, car il n’y a aucune marque de strangulation autour de son cou. Et comme un homme de cet âge ne se laisse pas étouffer si aisément, il y a fort à parier qu’il a été, au préalable, étourdi par une drogue. Il règne encore une étrange odeur, autour de cette bouche...

— Mais alors, maître Sanson, que vient faire cette lancette dans tout cela ?

— C’est à vous de le découvrir, cela sort de mon domaine. Mais il y a quelques rencontres dans la vie où la vérité et la simplicité sont le meilleur manège du monde. Cette mise en scène de la lancette m’apparaît comme visant à égarer les soupçons et cela est d’autant plus assuré...

Il s’était de nouveau penché sur la poitrine du cadavre. Il tira doucement la lancette.

— ... que cette lancette n’avait pas, en réalité, le pouvoir de tuer. Elle n’est pas plantée dans le cœur et elle n’intéressait aucune partie essentielle.

Nicolas réfléchit un moment, avant de poser sa question.

— Mais si le coup de lancette n’était pas mortel, cette mise en scène pourrait-elle indiquer que son auteur n’avait aucune connaissance en anatomie ?

Bourdeau sourit, il suivait pas à pas la démarche intérieure de Nicolas.

— C’est probable. Il me semble que l’assassin ne voulait pas tuer de manière sanglante. Il a ensuite ordonné une mise en scène dont il vous appartient d’élucider les raisons profondes. Ce faisant, il a commis deux erreurs. La première consistait à vouloir faire croire à une blessure mortelle au cœur, alors qu’il n’y avait pas d’effusion de sang, et la seconde, à ne pas frapper au bon endroit. J’en conclus, dans un premier mouvement, qu’il était ignorant en anatomie. Cependant, dans un second mouvement, je me dis que toute cette mise en scène pourrait avoir été le fait d’un assassin dont chaque acte était réfléchi et qui disposait au contraire des connaissances nécessaires.

— Mais alors, dit Nicolas, pourquoi aurait-il commis tant d’erreurs ? Car, dans les deux hypothèses, les erreurs subsistent...

— Comprenez-moi bien, expliqua Sanson. L’assassin use d’une drogue pour étourdir sa victime. Il l’étouffé, il organise sa mise en scène et l’erreur de la blessure par lancette constitue un élément particulièrement pervers de son forfait. Il est délibéré. S’il s’agit d’un praticien, il en profitera pour crier son innocence en s’appuyant sur le fait qu’une erreur aussi grossière ne peut avoir été commise par un homme de l’art.

Bourdeau et Nicolas se regardaient, stupéfiés de la maîtrise du jeune bourreau et des perspectives qu’elle ouvrait.

— Je n’oublie pas vos taches noires, reprit Sanson. Il se trouve qu’un défunt allongé a, sans grand délai, le visage livide, le sang se retirant de la circulation en surface. En revanche, les points de contact avec la couche — omoplate, fesses et arrières des jambes — se colorent d’une teinte rosé-pourpre. J’en conclus, hâtivement peut-être, que la victime a été étouffée face contre terre et maintenue ainsi un certain temps. Voyez, d’ailleurs, comme cette teinte affecte tout le devant du corps. Ce phénomène apparaît au bout d’une demi-heure environ après la mort et n’atteint son plein effet qu’après cinq ou six heures. Avant cela, il est possible de la faire évoluer en changeant la position du corps, mais au-delà, la coloration devient permanente et s’assombrit rapidement pour tourner au violet-noir.

— Il était couché sur le ventre quand je l’ai trouvé, dit Bourdeau, et nous l’avons emmené dans cette position. Ce n’est qu’à la Basse-Geôle qu’il a été retourné, plusieurs heures après.

— Cela confirme mes propos. Nous sommes devant la conjonction de deux phénomènes : la congestion due à l’étouffement et la transformation habituelle d’un cadavre due à la position du corps. Pour conclure, je dirai que ce cadavre est celui d’un homme qui, drogué, a été étouffé face contre terre et maintenu dans cette position assez longtemps — plus d’une demi-heure, en tout cas — pour être ensuite maladroitement poignardé avec une lancette à saignée. Cette dernière blessure n’était pas mortelle et, compte tenu de l’état cadavérique du corps à ce moment-là, n’a pas occasionné d’épanchement sanguin.

Nicolas était confondu.

— Monsieur, s’écria-t-il, je suis dans l’admiration et vous remercie de votre aide ! Cependant, et je le rappelle au nom de M. de Sartine, cette affaire exige le secret le plus absolu. L’ouverture de ce corps me paraît nécessaire pour confirmer nos présomptions, mais que puis-je attendre de nos médecins du Châtelet ? La triste expérience d’hier, la première pour moi, m’a convaincu que la routine l’emportait chez eux sur l’art et la curiosité. Auriez-vous l’obligeance de vous charger de l’opération ?

— Je ne suis pas médecin, répondit Sanson, mais avec l’aide d’un mien neveu qui achève sa médecine, je pourrais m’y consacrer.

— Vous répondez de sa discrétion ?

— Comme de la mienne et sur ma tête.

Après avoir longuement remercié Sanson qu’ils laissèrent seul avec le corps de Descart, Nicolas et l’inspecteur se dirigèrent vers la partie du Châtelet où se trouvaient les cellules. Nicolas, pensif, s’arrêta soudain et, prenant le bras de Bourdeau, le retint d’aller plus loin.

— Je ne tiens pas à interroger Semacgus maintenant, Bourdeau. Vous avez compris qu’il peut être indifféremment l’acteur ou la victime de cette macabre mise en scène. Il me faut d’autres éléments pour me faire une opinion sur son cas. Je dois partir du terrain et retourner à Vaugirard, sur le lieu du crime. J’ai le sentiment que le temps vous a manqué hier soir pour examiner la maison en détail et pour recueillir des indices.

— Je le reconnais volontiers, dit Bourdeau, mais rien d’insolite ne m’a frappé. Ne comptez pas sur moi pour vous laisser aller là-bas seul. Vous devez vous attendre à tout, maintenant.

— Mon cher Bourdeau, il n’en est pas question. Il importe que vous restiez avec Semacgus. C’est ici que tout peut arriver. Comme je n’entends pas le mettre dans une de ces fosses immondes où sa sécurité ne serait assurée qu’au détriment de sa santé, je souhaite que vous le gardiez en attendant que je l’interroge. Cependant, vous pouvez m’aider. Trouvez-moi un falot ou une lanterne sourde. La nuit viendra tôt et je ne veux pas errer dans l’obscurité. Faites-moi également quérir une voiture.

Pendant que Bourdeau disparaissait pour exécuter ses instructions, Nicolas gagna le bureau des permanences. Il ouvrit un placard empli de tenues disparates, de perruques et de chapeaux. Toute cette friperie aurait fait le bonheur d’un revendeur à la toilette et comportait de quoi vêtir une cour des Miracles. Nicolas fît son choix dans cet étalage poussiéreux où puisaient ses collègues lorsqu’une affaire délicate imposait de passer inaperçu dans le Paris ténébreux du crime. Bourdeau réapparut, rapportant avec lui une petite lanterne sourde. Avec un sourire timide, il tendit aussi à Nicolas un petit pistolet, une poire à poudre et un sac de balles.