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— Vous savez vous en servir. Il ne tire qu’un coup, mais il est discret, vu sa taille, et peut sauver la vie. C’est le deuxième exemplaire d’un spécimen sans suite dont m’a fait cadeau un armurier de la rue des Lombards à qui j’avais rendu service... Permettez-moi de vous en faire présent. Et promettez-moi d’en user sans hésiter.

Nicolas serra la main de Bourdeau. Il était sensible à l’affection que lui manifestait son adjoint qui, sous une apparence rustique, dissimulait des trésors de dévouement. Il plaça le pistolet dans la poche de son habit et, un balluchon à la main, sortit du Châtelet pour se hisser dans un fiacre qui l’attendait sous les voûtes. Il eut l’impression d’être suivi du regard, mais ne put distinguer l’endroit où se tenait le guetteur, et il ordonna au cocher de gagner à toute allure l’église Saint-Eustache.

Lorsque la voiture arriva devant l’édifice, il la fit arrêter devant le portail principal, se jeta dehors et entra dans l’église. Il connaissait bien les lieux pour y avoir souvent entendu la messe. Il aimait la nef immense et la clameur des orgues qui résonnait sous les voûtes. Il tira l’énorme verrou de la porte. En semaine, les ouvertures latérales étaient closes, et même si elles avaient été ouvertes, le temps qu’aurait mis son éventuel poursuivant pour les atteindre lui laissait tout loisir de conduire son plan jusqu’à son terme.

Il se réfugia dans un coin sombre d’une chapelle latérale, y abandonna son vêtement après avoir vidé ses poches, enfila une autre tenue qu’il recouvrit d’une houppelande usée. Une perruque antique, des lunettes sombres et le chapeau Régence à haut bord le rendaient méconnaissable. Il vérifia son déguisement dans un petit miroir de poche. Pour parfaire le tout, il se salit la peau du visage avec du noir de fumée emprunté à un porte-cierges. Le pistolet en main, dissimulé dans une poche, il risqua le tout pour le tout et tira le lourd verrou. Mauval se tenait devant lui. Son regard froid, qui contrastait avec l’animation de la course, frappa de nouveau Nicolas. Il prit les devants d’une voix chevrotante.

— A-t-on idée de tirer le verrou ! Monsieur, aidez-moi donc à ouvrir cette porte. Ce coquin qui vient d’entrer m’a bousculé sans vergogne.

Mauval l’écarta sans ménagement et s’enfonça en courant dans la nef. Le fiacre avait attendu Nicolas et prit aussitôt la direction de la Seine.

IX

FEMMES

« Ah ça ! Parlons sérieusement. Quand finira la comédie que vous donnez sur mon compte ? »

Marivaux

La nuit tombait quand Nicolas arriva à Vaugirard. Il aurait voulu conserver la voiture afin d’assurer son retour à Paris, mais le cocher, en dépit d’une très honnête proposition, refusa tout net de l’attendre. Il n’avait pas l’habitude, disait-il, de s’attarder la nuit hors les murs, surtout quand la neige menaçait. Nicolas lui régla sa course et n’insista pas. Il se retrouva seul sur le chemin désert.

L’obscurité était maintenant totale et le vent soufflait en rafales. Assourdi par le bruit, il se sentit à nouveau vulnérable. Pourtant, il avait bel et bien semé son poursuivant. Il resta un long moment immobile dans l’ombre, épiant le moindre signe suspect. Son malaise ne faisait que croître. Il n’avait jamais aimé l’obscurité et, enfant, chantait des cantiques à tue-tête lorsque Joséphine l’envoyait chercher des bûches au fond du jardin, le soir venu. Il accomplissait sa tâche aussi vite que lui permettait le poids de sa charge.

Un autre souvenir lui revint. Son parrain, le marquis de Ranreuil, lui avait fait un jour le récit de sa panique alors qu’il franchissait, sous le feu, la tranchée du siège de Philippsburg. Son chef, le maréchal de Berwick, lui avait crié, sous la mitraille qui sifflait autour d’eux : « Tête haute, monsieur, et faites comme si ! » La peur, lui avait expliqué le marquis, n’était souvent que l’expression de la crainte d’en être saisi. Il fallait passer outre et, dans le feu de l’action, elle se dissiperait comme par enchantement.

L’image du père d’Isabelle, pour sensible que cette évocation fût pour lui, cul un effet heureux sur Nicolas. Il battit le briquet, mais dut s’y reprendre à plusieurs fois pour allumer la petite lanterne sourde dont la flamme, en son fragile habitacle, tremblait dangereusement.

Il ouvrit le portail et s’avança dans le jardin. Ainsi, tout recommençait et deux jours seulement après que Descart et Semacgus s’étaient violemment opposés dans ce même endroit. Le gel revenu avait figé le sol et son désordre d’empreintes confuses. Nicolas imaginait les allées et venues des hommes du guet et de Bourdeau, la levée du corps, le brancard et le chariot cahotant sur la route mal empierrée. Il s’arrêta à mi-chemin de la maison encore plus sinistre que dans son souvenir. La pâle lueur de la lanterne jouait faiblement sur sa façade sombre aux croisées toujours fermées. Nicolas avait toujours été sensible aux impressions mystérieuses, attachantes ou repoussantes, qui dévoilent l’âme profonde des pierres. Devait-il ce trait au caractère rêveur de son âme celtique ou aux expériences de sa jeunesse ?

Une rafale plus violente le ramena à la réalité. Il tressauta, comme tiré brutalement d’un rêve. La fatigue de la journée et ses blessures, dont la douleur sourde réapparaissait en pulsations accordées à celles de son cœur, lui donnaient l’envie d’en finir au plus tôt. Cependant il savait ne rien devoir négliger. Il n’avait pas voulu peiner Bourdeau, mais, hier soir, le travail avait été bâclé et réduit aux seules apparences. Il espérait que l’agitation des exempts et des gardes n’avait pas bouleversé le théâtre du drame, détruisant à jamais d’utiles indices.

Nicolas vérifia que les scellés en pain à cacheter n’avaient pas été rompus et il ouvrit la porte. Il fit un pas et se retrouva sur cette espèce de balcon depuis lequel l’escalier descendait dans la pièce principale. Pour l’instant, il ne voyait que l’endroit où avait été trouvé Descart et la rambarde de bronze. Au-delà, c’étaient les ténèbres où se perdait l’incertain faisceau de sa lampe.

L’étrangeté de la demeure le frappa plus encore qu’à sa première visite. En fait, elle ne possédait pas de cave, et la salle où Descart recevait ses patients prenait ses assises dans le sous-sol, ce qui expliquait l’emplacement élevé des fenêtres. L’endroit tenait davantage de la crypte que de la maison.

Il examina le palier soigneusement sans rien noter de particulier. Il prit ensuite l’escalier de droite, passant chaque marche au crible. Il recommença l’opération de l’autre côté, puis descendit dans la salle. Il chercha d’abord les chandeliers de la cheminée, et les alluma. Le grand Christ d’ivoire, aux bras fermés, surgit de l’ombre.

Nicolas repéra d’abord des marques de pas qui avaient laissé des souillures noirâtres sur le sol carrelé, puis, relevant la tête, il découvrit un spectacle de désolation. La pièce était entièrement dévastée. La grande table qui servait de bureau à Descart avait été débarrassée des papiers et des objets qui la couvraient et qui gisaient maintenant éparpillés sur le sol. Un encrier renversé avait laissé échapper une mare d’encre noire dans laquelle quelqu’un avait piétiné. Les chaises paillées étaient intactes, mais trois fauteuils, recouverts de tapisserie, avaient été éventrés et vomissaient leur bourre et leur crin. Les bocaux et les livres des étagères avaient été balayés par une main rageuse qui s’était acharnée à briser les uns et à arracher les reliures des autres. Les instruments de médecine étaient répandus un peu partout. Les placards avaient subi la même dévastation.