— Heureux de te voir, mais comment m’as-tu reconnu ?
— Au début, je vous ai pris pour un autre, un inconnu quoi ! Très réussi, votre carnaval. Mais quand je vous ai vu sortir et remettre des scellés, je me suis dit : « Voilà notre Nicolas. » Vous ne pourriez pas me faire relever ? J’ai l’onglée, des engelures et je n’ai plus de provisions. La nuit risque d’être rude.
— Tu peux rentrer au bercail. Ta surveillance a-t-elle été au moins utile ?
— Je le crois, car hier soir, environ une heure après le départ de l’inspecteur et des hommes du guet, un inconnu est apparu sur le faîte de la clôture du jardin — tiens, justement où vous vous trouviez tantôt...
— Tu peux me le décrire ?
— À vrai dire, je n’ai pas vu grand-chose. Il m’est apparu lourd et léger.
— Comment cela ?
— Il y avait quelque chose qui clochait. L’homme paraissait tout en volume, pourtant j’aurais juré qu’il se déplaçait en souplesse. Il portait un masque et ses vêtements étaient sombres. Il marchait avec précaution...
— Avec précaution ?
— Oui, comme s’il choisissait où poser les pieds.
— Cela m’a surpris, car le froid n’avait pas encore gelé le sol.
— Tu ne l’as pas suivi ?
— M. Bourdeau m’avait prescrit de ne bouger sous aucun prétexte et je n’ai pas cru devoir désobéir.
Nicolas retint un mouvement de désappointement.
— Tu as bien fait. Tu peux partir, maintenant. Il ne se passera plus rien ici, ce soir. Mais rends-moi service : trouve-moi une voiture et envoie-la chez le docteur Semacgus, près de la Croix-Nivert. C’est la seule maison de maître à cet endroit au milieu des masures, le cocher ne peut se tromper.
Il lui tendit quelques pièces.
— Voilà pour toi. Tu as bien travaillé. Je le dirai à Bourdeau.
— L’inspecteur m’a déjà payé, monsieur Nicolas. Mais ce n’est pas de refus, pour la gratification. Je ne veux pas vous désobliger. C’est un plaisir de travailler pour vous.
Nicolas s’engagea sur le chemin gelé. Le sol inégal était parsemé d’aspérités et de flaques glacées sur lesquelles les bottes trébuchaient ou dérapaient. Il faillit à plusieurs reprises se tordre les chevilles, et tomba une fois. Il n’aurait plus manque qu’il se blessât, dans l’état où il se trouvait déjà ! Heureusement, il fut bientôt devant le logis du chirurgien. Celui-ci se composait d’un ensemble de bâtiments sans élévation, ordonné en U autour d’une cour fermée d’un haut mur.
La porte cochère céda sous la main. Elle n’était jamais fermée, le maître des lieux professant que « la porte d’un officier de santé devait être ouverte en permanence à toute détresse ». La cuisine, à l’angle des communs et du logis proprement dit, était faiblement éclairée par une lueur dansante.
Nicolas s’approcha de la porte-fenêtre, l’entrouvrit doucement et découvrit une scène énigmatique. Près de la haute cheminée, où brûlait un feu d’enfer, Catherine accroupie tenait dans ses bras Awa à moitié dévêtue et la tète renversée. La cuisinière semblait chanter une berceuse à l’oreille de sa nouvelle amie qui, la peau couverte d’une sueur luisante, gémissait faiblement. Parfois, Awa se cambrait et se contorsionnait, en prononçant des mots inaudibles. Tout son corps s’arquait alors et tremblait, maintenu à grand-peine par Catherine.
Levant les yeux, Catherine poussa un cri en découvrant Nicolas et tenta de se lever. Elle laissa choir Awa qui, inconsciente, glissa sur le sol, puis chercha des yeux un instrument quelconque pour se détendre. Nicolas ne comprenait rien à sa réaction. L’aspect patibulaire qu’offraient sa tenue de friperie et son grossier maquillage au noir de fumée lui était sorti de l’esprit. Mais Catherine n’était pas femme à craindre sans réagir. Cantinière dans sa jeunesse, elle avait été mêlée à nombre de coups tordus, embuscades et échauffourées avec la soldatesque ou la canaille, et elle s’en était toujours tirée avec les honneurs. Attrapant un grand coutelas sur la table, elle hasarda un coup de pointe vigoureux vers l’inconnu. Pendant ce temps, Awa était entrée en convulsions et se souillait dans le sang répandu d’un coq à la tête tranchée gisant sur le carreau de la cuisine.
Nicolas para le coup, laissa passer Catherine emportée par sa course, et se retrouva derrière elle. Il réussit à la ceinturer et put alors lui parler à l’oreille.
— Alors, ma bonne Catherine, c’est ainsi que tu accueilles Nicolas ?
L’effet de ses paroles fut immédiat. Elle laissa tomber son eustache et se jeta en pleurant dans les bras du jeune homme qui, prudemment, la fit asseoir sur une chaise.
— Ah, ça ! Ce n’est bas des façons à faire à ses amis, surtout habillé à faire beur, comme tu es !
— Pardonne-moi, Catherine, j’avais oublié en quelle mascarade je me trouvais.
Il ôta son grand feutre et découvrit sa tête enturbannée dans un pansement ensanglanté.
— Mon Dieu, Nicolas, que t’est-il arrivé, mon bauvre bedit ?
— Ce serait trop long à te conter. Explique-moi plutôt tout ce sabbat. Awa est malade ?
Catherine paraissait gênée ; elle tortillait autour de son doigt une longue mèche grise qui dépassait de la charlotte couvrant son vieux visage camus. Elle se décida enfin à parler.
— Elle n’est bas malade. Elle a voulu interroger ses diables.
— Comment cela, ses diables ?
Catherine se mit à dévider l’histoire à toute vitesse.
— Dans son pays, on bratique des choses étranges pour interroger les esprits. Elle a bréparé une sorte de tisane qu’elle a respirée. Ensuite, il a fallu couper la tête d’un coq. Elle s’est mise à danser comme une bossédee. On aurait dit une chèvre qui cabriolait. Ensuite, la bauvrette a regardé la mare de sang. Elle a poussé un hurlement et a voulu se déchirer le visage. J’ai eu beaucoup de mal à la calmer, elle est encore très agitée.
— Mais, pourquoi tout cela ?
— Elle voulait savoir ce qui était arrivé à Saint-Louis. Enfin, à la mode de chez eux. C’est une brave fille que j’aime beaucoup. Tu sais qu’elle connaît un moyen pour les œufs...
Nicolas, qui savait Catherine intarissable sur les questions culinaires, l’arrêta aussitôt.
— Et qu’a-t-elle conclu de toute cette sorcellerie ?
Catherine, effrayée, se signa.
— Ne brononçons pas ce mot, ce sont des habitudes à eux. Il ne faut pas juger, nous ne connaissons pas leurs coutumes. Peut-être, les nôtres leur paraissent tout aussi étranges. Tu sais, Nicolas, j’ai beaucoup voyagé et j’ai vu beaucoup de choses que je n’ai bas comprises.
Nicolas admira le bon sens et le cœur de cette femme simple. Elle reprit :
— À voir l’accablement où elle est plongée debuis, je crois que la réponse n’a bas été favorable. Quel malheur ! Et ce pauvre M. Semacgus qui a été arrêté ! Nicolas, tu vas le sortir de là, n’est-ce bas ?
— Je ferai tout mon possible pour connaître la vérité sur tous ces événements, répondit prudemment le jeune homme.
Awa, toujours étendue sur le sol, paraissait avoir retrouvé son calme. Elle reposait, comme assoupie. Nicolas prit les mains de Catherine et la regarda dans les yeux.