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— Jamais, sauf la veille de sa disbarition. Je n’y avais bas songé depuis, mais peut-être cela a-t-il de l’importance. Peut-être ou peut-être bas. Il y avait un petit morceau découpé, avec ton nom dans l’angle.

— Mon nom ? Te souviens-tu de ce qu’il disait ?

— Ah ! oui, c’était très court et ça m’a intriguée. C’était comme un proverbe, oui, c’est cela : « Des trois une paire et celui qui les ferme se donne à tous. »

— Et tu n’as pas revu ce papier ?

— Jamais, bas blus que je n’ai revu Monsieur.

Nicolas estima ne rien avoir à attendre de plus des propos de Catherine. Après l’avoir encore réconfortée, il l’aida à déposer Awa sur sa couche et il quitta la demeure de Semacgus.

Rabouine avait tenu parole et un fiacre l’attendait sur le chemin. Les ténèbres enveloppaient la voiture. La neige atténuait les bruits et renforçait l’impression d’enfermement causée par l’exiguïté de la caisse. Elle tombait sans hâte, en gros flocons, qu’une rafale entraînait parfois en tourbillons ascendants, au travers desquels les rares lumières provenant des maisons formaient des halos fragiles.

Rencogné dans l’angle de la voiture, la tête appuyée contre le velours de garniture, Nicolas regardait sans voir. Il ne regrettait pas d’être allé à Vaugirard ; il avait l’impression d’y avoir fait œuvre utile. Une chose était certaine : la maison de Descart abritait un mystère. D’autre part, il se disait que l’inconnu pouvait avoir trouvé ce qu’il cherchait, comme il pouvait y avoir renoncé. Mais que cherchait-il ?

La suite n’avait en rien éclairé sa lanterne — sinon qu’aux portes de la capitale l’Afrique installait sa sorcellerie et ses pratiques païennes. Il se rappela soudain un événement de sa jeunesse encore proche. Un jour qu’il s’était abîmé le coude, au cours d’une de ces rixes qui ponctuaient les parties de soule, Fine l’avait conduit chez une repasseuse de coiffes qui bénéficiait d’une réputation de rebouteuse à vingt lieues à la ronde. Tandis que sa nourrice multipliait les signes de croix, la vieille avait commencé une étrange mélopée puis, après avoir tourné plusieurs fois sur elle-même, lui avait mis un clou dans la main et lui avait demandé un liard. Alors, elle avait attiré sa tête contre sa cotte noire dont il sentait encore, dix ans après, l’étrange fumet. Elle avait plongé sa main dans un pot empli d’une matière visqueuse et vigoureusement frotté l’endroit malade, en prononçant, à haute voix, cette formule en breton, dont il se souvenait encore : « Pa ‘z oui ar jug braz, Otro Saint Erwan ar Wirionè Clew ac’hanan[39]. » Son bras, qu’il ne pouvait plus étendre l’instant auparavant, avait miraculeusement retrouvé sa souplesse. La vieille l’avait prévenu que désormais il sentirait la pluie venir par des douleurs à cet endroit, qui deviendraient permanentes dans sa vieillesse. Ce temps-là n’était pas encore venu.

Ainsi, la pauvre Awa s’était contentée de respecter sa propre coutume pour tenter de connaître le sort de son compagnon. Nicolas n’avait pas, lui non plus, oublié Saint-Louis, mais plus le temps passait et plus l’espoir de retrouver le serviteur de Semacgus diminuait.

La conversation avec Catherine avait confirmé ce que Nicolas savait déjà sur Mme Lardin et sur son libertinage. Le commissaire, dans les propos de sa servante, était réduit au rôle peu flatteur de mari trompé, de joueur impécunieux et de maître sans scrupule. Le personnage lui semblait pourtant avoir une tout autre dimension, plus inquiétante, que la femme au grand cœur, dans sa simplicité, ne mesurait pas. Quant à cette phrase sibylline trouvée dans les poches de l’habit de Lardin, la veille de sa disparition, il ne voyait vraiment pas à quoi elle pouvait correspondre.

Nicolas mesura encore une fois l’ampleur de sa tâche. Les paroles de M. de Sartine résonnaient dans sa tête. Il songea soudain au roi qui, lui aussi, devait attendre des nouvelles de son lieutenant de police. Il entrevit le fond dramatique de toute cette histoire, la guerre qui se poursuivait, les soldats sur les champs de bataille dans la neige et dans la boue, les monceaux de morts et les vols de corbeaux. Un long frisson le parcourut.

Nicolas avait décidé de rentrer rue des Blancs-Manteaux. Il lui fallait se changer, faire toilette, la barbe commençant à lui pousser dru. Il devait aussi renouveler son pansement. Enfin, il lui fallait annoncer à Mme Lardin les présomptions convergentes sur la mort de son mari : il serait intéressant de mesurer la nature et l’intensité du chagrin de la veuve putative.

Il pensa à Marie. Qu’était-elle devenue ? Serait-elle là pour l’accueillir ou déjà partie chez sa marraine ? Nicolas avait déjà pris une décision à la fois pratique et morale : il ne pouvait plus demeurer chez les Lardin. La responsabilité de l’enquête imposait ce choix ; il était trop difficile, en conscience, d’être à la fois l’inquisiteur et le locataire. Il songeait déjà à faire surveiller les alentours de la maison, au cas où Bourdeau, toujours si exact et précautionneux, n’aurait pas encore ordonné la mesure. D’autre part, il ne pouvait vivre sans que son linge fût tenu et il ignorait si Louise Lardin avait remplacé Catherine ou était restée seule, soucieuse de faire le vide autour d’elle.

Sa songerie l’avait conduit, sans qu’il s’en rendît compte, à l’intérieur de la ville. Les lumières étaient plus vives et plus nombreuses. Comme sa voiture approchait de la Seine, elle traversa, au milieu des cris et des rires, le charivari d’un groupe de masques. L’un d’eux grimpa sur le marchepied et, d’une main, dispersa la neige qui recouvrait la vitre et y colla sa face représentant une tête de mort. Nicolas dut soutenir de longues minutes ce tête à tête avec la camarde qui, depuis des jours, tournait autour de lui comme une bête fidèle.

Il retrouva bientôt une rue des Blancs-Manteaux toujours aussi paisible et déserte en apparence, où il décela cependant une présence tapie sous le portail de l’église. Dans le doute, il fit mine de n’avoir rien remarqué. Il s’agissait soit d’un mendiant soit d’une mouche de Bourdeau. Décidément, l’inspecteur pensait à tout et, sous son air placide, dissimulait des trésors d’expérience et de pratique policière. En tout cas, il ne pouvait être question de filature ou alors l’ennemi lisait dans ses pensées et avait prévu son retour.

Remettant à plus tard la résolution de cette énigme, il introduisit sa clef dans la serrure et s’aperçut que celle-ci avait été changée et qu’il ne pouvait entrer. Il se décida à soulever le heurtoir, opération qu’il dut répéter plusieurs fois.

La porte s’ouvrit enfin et Louise Lardin apparat, un flambeau à la main, l’air revêche. Elle portait une robe de bal à dos flottant, de couleur blanc cassé à rebrodures d’argent. Le corsage, ajusté et fortement échancré, laissait entrevoir une gorge poudrée. Les pans de la robe étaient ouverts en rond et prolongés par-derrière en une queue très étoffée relevée sur le panier. Tout le jupon était ainsi mis à découvert et laissait voir deux ou trois nuages d’immenses falbalas. Le visage, poudré et maquillé à l’excès, était parsemé de mouches, les pommettes marquées de rouge vif, les lèvres passées au vermillon. Deux grandes tresses de cheveux « en dragonne » tombaient derrière la nuque, sur les épaules.

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39

« Puisque tu es grand juge, monseigneur Saint-Yves de la Vérité, entends-moi. »