— C’est vous, Nicolas ? fit-elle d’une voix aiguë. Je vous croyais disparu vous aussi. À considérer votre tenue et votre allure, vous êtes simplement tombé dans la crapule. Quoi qu’il en soit, j’avais décidé de vous demander de quitter cette maison. Prenez vos hardes sur-le-champ, je ne suis pas d’humeur à héberger un vagabond.
— C’est, madame, la tenue de mon état quand la conjoncture me l’impose, répondit Nicolas. Votre jugement est bien hâtif. Quant à votre désir de me voir décamper, il ne fait que précéder l’expression d’une décision que j’avais déjà prise. Je vois bien que je ne suis pas le bienvenu.
— Il n’a tenu qu’à vous d’y être désiré, Nicolas.
L’ambiguïté du propos fit rougir le jeune homme.
— Brisons là, madame. Je partirai demain matin, car par le temps qu’il fait et à l’heure qu’il est il me serait difficile de trouver un abri pour la nuit. Mais, auparavant, je dois vous entretenir de choses graves.
Elle ne bougeait pas, toujours campée au centre du couloir.
— Remarque pour remarque, ajouta-t-il, permettez-moi, madame, de m’étonner de surprendre en robe de bal une femme dont le mari a disparu.
— Vous voilà bien insolent, soudain ! Il se trouve, en effet, que je suis en robe de bal et que je m’apprêtais à sortir afin de me distraire et prendre le bon temps qu’une femme de mon âge se doit de ne pas laisser perdre. Cela vous suffit-il, monsieur le suppôt ?
— Cela suffirait sans doute au suppôt, mais en aucune façon au représentant du lieutenant général de police.
La tête vous enfle, monsieur.
— La vôtre, madame, me paraît bien irritable et bien éloignée des tristes soucis qui m’amènent.
Louise Lardin se redressa, l’air provocant, les deux mains sur les accoudoirs de son panier, en une pose canaille qui choqua Nicolas. En un instant, sous le vernis éclatant, reparaissait la fille qui faisait les beaux soirs de la maison Paulet.
— Des soucis ? Vous êtes-vous mis en tête de me parler de cette charogne que vous êtes allé déterrer dans les ordures de Montfaucon ? Cela vous surprend ? Je suis mieux informée que vous ne l’espériez. Il s’agit de mon mari, c’est cela ? Que voulez-vous que cela me fasse ? Vous êtes allé gratter la fange et vous en avez eu pour votre argent. Qu’attendiez-vous ? Que je vous joue la comédie de la veuve éplorée ? Je n’ai jamais aimé Lardin. J’en suis débarrassée. Je suis libre, libre et je cours au bal, monsieur.
Nicolas la trouva soudain très belle dans son animation, transformée par une sorte d’orgueil. Elle s’agitait et, tout autour d’elle, les queues de sa robe battaient l’air avec un sourd bruissement de satin.
— Comme il vous plaira, madame, mais vous devrez répondre d’abord à quelques questions qui, dans l’affliction où je vous trouve, ne devraient pas susciter chez vous d’émotion trop excessive. Ma tâche s’en trouve facilitée et j’irai droit au but. J’ajoute que j’attends de votre grandeur d’âme qu’elle vous inspire de répondre sans détour, sinon je me verrai dans l’obligation regrettable de recourir à d’autres moyens.
— Soit, monsieur l’apprenti commissaire. Je cède à la force, de peur des brodequins... Mais faites vite, je suis attendue.
— Vendredi dernier, dans la soirée, vous êtes sortie. Où êtes-vous allée et à quelle heure êtes-vous rentrée ?
— Qu’ai-je à me rappeler telle ou telle journée ! Je ne suis pas greffier de mon temps.
— Je vous signale, madame, afin de rafraîchir votre mémoire, que votre mari a disparu justement ce soir-là.
— Il me semble que je suis allée aux vêpres.
— Aux Blancs-Manteaux ?
— Peut-on aller aux vêpres ailleurs que dans une église ?
— Dans celle-ci ou dans une autre ?
— Ah ! je comprends que la soudarde a parlé... Je suis allée au Petit-Saint-Antoine.
— En cape noire et masquée ?
— Et quand cela serait ? Une femme de qualité ne saurait s’aventurer à la tombée de la nuit en temps de carnaval sans risquer des outrages que seule une tenue de circonstance lui permet d’éviter.
— Et cette cape protégeait de la neige ?
Elle le regarda fixement et s’humecta les lèvres.
— Il ne neigeait pas. Elle me préservait du vent.
Nicolas se tut. Un long silence s’installa jusqu’à ce que Louise Lardin demandât d’une voix rauque :
— Pourquoi me détestez-vous, Nicolas ?
Elle s’approcha de lui. Son odeur le saisit, qui mêlait les senteurs de la poudre des cheveux, des fards, un trouble parfum d’iris et un autre plus sauvage qui l’emportait.
— Madame, je ne fais que mon devoir et j’aurais aimé qu’il me conduisît dans une autre maison que celle où j’ai été si longtemps accueilli.
— Il ne tient qu’à vous que le passé ressuscite. Mon mari n’est plus, qu’y puis-je ? Que dois-je faire pour vous convaincre que j’ignore tout des causes de sa mort ?
Nicolas ne voulait pas se laisser détourner de son but. Il tenta autre chose.
— On dit que le nouveau motet de Dauvergne[40], chanté ce soir-là au Petit-Saint-Antoine, était fort beau.
Elle évita le piège.
— Je n’ai aucun goût pour la musique et n’y entends rien.
— Qu’avez-vous fait, hier ? Êtes-vous restée ici ?
— J’étais avec un de mes amants, monsieur, car j’ai des amants, comme vous le savez. Que peut-on attendre d’autre d’une fille perdue et achetée ?
Une particule de poudre se détacha du visage et tomba sur le corsage. Son accent de sincérité la rendait pitoyable.
— Vous êtes satisfait ?
— Je vous sais gré de votre franchise, répondit Nicolas en rougissant un peu. Vous plairait-il de me donner le nom de cet homme ?
— Pour vous montrer ma bonne foi, je vous dirai qu’il s’agit de M. Mauval, un homme qui sait aimer et qui, vous ne l’ignorez pas, sait aussi corriger les faquins.
Nicolas ignora l’insulte, mais nota la menace. Le monde lui parut soudain bien petit.
— À quelle heure vous a-t-il rejointe ?
— À midi et il m’a quittée ce matin très tôt. J’ai honte pour vous, monsieur, de cette inquisition.
— J’oubliais, madame, de vous présenter mes condoléances pour le décès de votre parent.
Il avait risqué ce coup sinueux, espérant désarçonner l’adversaire et trouver la faille. Ce fut peine perdue. Louise Lardin ne paraissait pas connaître la mort de son cousin Descart.
— Un mari imposé n’est pas un parent, répondit-elle. Au reste votre sollicitude soudaine me touche peu. Sur ce. monsieur, je dois vous quitter, car j’entends la voiture qui arrive pour me prendre. J’espère que demain matin vous aurez quitté ma maison.
— Encore un mot, madame, où se trouve Mlle Marie ?
— Chez sa marraine, à Orléans. Elle souhaite se retirer du monde et entrer en noviciat chez les Ursulines.
— Voilà une vocation bien soudaine.
— Les voies du Seigneur ont de ces raccourcis.
— Où était Marie, le soir de la disparition du commissaire ?
— En ville, chez une amie.
— Madame, qui a tué votre mari ?
Elle eut un demi-sourire, s’enveloppa dans un mantelet à col de fourrure et virevolta.
— Les rues sont dangereuses en période de carnaval. Il aura rencontré quelque masque assassin.
40
Violoniste et compositeur (1713-1797). Il fut surintendant de la musique royale en 1764 et membre de l’Académie royale de musique, qu’il dirigea à trois reprises.