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Et elle sortit en claquant la porte derrière elle, sans un regard pour Nicolas.

Nicolas demeurait figé sur place. Ce duel l’avait laissé sans forces et avait encore accru sa fatigue. Ou bien Louise Lardin était innocente et ses propos étaient seulement frappés au coin du cynisme et de l’amoralité, ou bien c’était une comédienne hors pair. Il se dit aussi que cet excès de provocation, cette fermeté dans l’étalage de sa perdition pouvaient vouloir dissimuler autre chose. Qu’irait-on soupçonner chez une âme qui, d’elle-même, requerrait contre sa propre vertu en usant des plus formidables arguments ? Nicolas n’était pas accoutumé à affronter un adversaire de cette nature. Sa jeunesse était un inconvénient et son registre d’expériences était trop limité. Il venait tout juste de commencer sa collection d’âmes. Il aimait que les formes fussent respectées, et le cynisme le déconcertait comme une monstruosité de l’esprit. Et pourtant, depuis une semaine, il avait tourné, haletant, bien des pages. Les propos de Louise Lardin l’offensaient comme un manque odieux aux règles qui régissaient le commerce de la société. Une autre idée lui traversa l’esprit : l’attitude de Louise n’était peut-être, au fond, que la dernière tentative d’une âme perdue pour ne pas tomber dans des désordres encore plus graves, et sa sincérité un hommage que le vice rendait à la vertu.

Mais ce n’était guère l’heure de philosopher. Nicolas était seul dans la maison et il fallait en profiter. Il écarta les scrupules qui se présentèrent ; ils étaient de peu de poids en regard de l’importance de sa mission. Dans la bibliothèque, quelqu’un — le commissaire, Louise ou un tiers — avait fait le vide dans les papiers. La chambre de Mme Lardin ne lui offrit rien non plus. Il regarda, songeur, le lit ravagé. Une bouteille vide et deux verres donnaient quelque apparence de vérité aux ébats de deux amants. L’ombre aux aguets dans la rue des Blancs-Manteaux, s’il s’agissait bien d’un homme de Bourdeau, aurait peut-être quelque chose à dire sur les horaires de Mauval et de sa maîtresse.

Nicolas examina avec soin les vêtements et les chaussures, et fit de même dans la chambre de Marie. Dans celle-ci, une chose l’étonna. La garde-robe de la jeune fille semblait, complète. Était-elle partie sans bagages ? Il compara les empreintes de pas relevées à Vaugirard avec une paire de bottines pleines de boue, elles coïncidaient.

La fatigue finit par l’emporter. Nicolas gagna lentement sa mansarde et se rappela qu’il devrait le lendemain la quitter pour toujours. Il n’y avait été ni heureux ni malheureux, uniquement soucieux d’apprendre et de bien faire durant les mois de son apprentissage. Elle prendrait place dans son souvenir et dans son regret comme toutes les choses et tous les êtres abandonnés au bord du chemin, parce que la vie, la mort ou une petite lumière mystérieuse en décident sans appel.

Il réunit ses vêtements et prépara son portemanteau. Mettant la main dans la poche de l’habit qu’il porterait le lendemain, il tomba sur un petit papier plié en quatre. Il l’ouvrit et vit tout d’abord son prénom dans l’angle du document, avant de déchiffrer une phrase qu’il connaissait déjà :

Des trois une paire Et celui qui les ferme Se donne à tous.

Ainsi, Lardin, alors que Nicolas était encore à Guérande, avait souhaité lui laisser ce message sibyllin. Mais pour quelle raison, et que voulait-il dire ? C’est en y songeant que le jeune homme, vaincu, s’endormit.

X

TOURS ET DÉTOURS

Ouippe series vinculorum ita adstricta ut

Unde nexus inciperet quoue se conderet

Nec ratione nec uisu perspici posset

Car la série des nœuds était si compacte

Que ni la réflexion ni la vue ne permettait

De saisir d’où partait cet entrelacement

[et où il se dérobait

Quinte-Curce
Vendredi 9 février 1761

Étendu sur le sol, il sentait le soleil rougeoyer derrière ses paupières closes. Après une course folle sur la lande, il avait attaché son cheval aux vestiges d’une barque démembrée, à demi ensablée sur la grève. Le ressac l’avait assoupi. Et soudain le bruit familier s’était éteint ; il n’avait jamais observé, jusque-là, que l’océan pût cesser son éternel mouvement. L’air lui manqua, il se redressa et ouvrit les yeux, qu’il referma aussitôt, ébloui par la lumière. Il fut saisi par un tourbillon de sensations et se retrouva, transi de froid, dans sa couchette. La veille, après une journée d’épreuves, il avait sombré, tout habillé, dans l’inconscience. Il n’avait pas pris le soin habituel de fermer ses volets et un rayon de soleil hivernal avait trouvé le chemin de son visage. Il s’étira comme une bête, membre après membre, avec précaution. Une nuit de sommeil avait chassé la douleur et laissé la place à un engourdissement et à une raideur assez semblables à la fatigue d’une journée à cheval quand l’habitude en est perdue. Comme chaque matin, il respira profondément pour chasser l’angoisse des ténèbres et se jugea prêt à affronter une nouvelle journée.

Nicolas se sentait sale et courbatu. Il avait besoin d’un bon bain. La chose lui parut difficile à obtenir. Après y avoir réfléchi, il décida d’user des moyens du bord. Catherine utilisait un grand baquet de bois cerclé pour tremper le linge, il ferait l’affaire. Il allumerait le potager de la cuisine et ferait chauffer de l’eau. Ragaillardi par cette perspective, il s’approcha de la croisée. Au premier pian, le jardin était une nappe blanche, sur laquelle se lisaient les traces recoupées d’oiseaux ou de chats. Le jour était magnifique et froid. Plus loin, sur les toits des maisons avoisinantes, la neige étincelait avec des reflets bleus.

Il compléta son bagage en réunissant les pauvres objets auxquels il tenait : une minuscule gravure naïve, représentant sainte Anne, ses livres de droit avec les quatre volumes du Grand Dictionnaire de police de Delamare, un vieil exemplaire des Curiosités de Paris par Saugrain l’aîné dans une édition de 1716, une coutume de Paris, un vieux missel ayant appartenu au chanoine Le Floch, l’Almanach royal de 1760, deux volumes des pensées du père Bourdaloue, de la Compagnie de Jésus, sur divers sujets de religion et de morale, Le Diable boiteux de son compatriote Lesage, né à Sarzeau, lu et relu, comme le Don Quichotte, tout au long de son enfance, un éventail cassé offert par Isabelle, et, enfin, une dague de chasse donnée par le marquis, son parrain, le jour où il avait servi sa première bête noire[41]. Il se souvenait encore, avec amertume, de la réprobation de ceux qui avaient été scandalisés qu’on réservât cet honneur à un enfant trouvé, sans nom et sans naissance. Il avait acheté, à vil prix, chez un revendeur une antique malle de cuir cloutée qui, outre son portemanteau, constituerait tout son déménagement.

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41

« Achever le sanglier », en termes de vénerie.