Où irait-il ? Il lui faudrait trouver un logis pas trop onéreux. En attendant, il avait bien pensé demander asile à Bourdeau mais, outre que celui-ci occupait avec sa femme et leurs trois enfants un logis exigu, il paraissait à Nicolas peu digne de faire appel à son adjoint, au risque de se placer dans une situation fausse qui troublerait une entente à laquelle il tenait par-dessus tout. Le père Grégoire serait sans doute heureux de l’accueillir à nouveau rue de Vaugirard, mais le supérieur du couvent pouvait refuser, et le mode de vie de Nicolas, lié aux emplois du temps incohérents de son état, ne paraissait pas compatible avec le fonctionnement régulier d’un couvent. Certes, il pouvait s’en ouvrir à M. de Sartine, mais son chef se tenait de préférence au-dessus de ce type de contingence et Nicolas préférait ne pas se risquer à affronter certain regard ironique qu’il connaissait bien. Il devait se débrouiller tout seul.
Il repensa soudain à une proposition déjà ancienne de son maître, M. de Noblecourt. L’ancien procureur au Parlement, veuf sans enfant, s’était vite rendu compte de la froideur de Lardin à l’égard de son élève, et il avait plusieurs fois proposé à celui-ci de venir partager sa solitude épicurienne en occupant une chambre agréable qui ne servait à personne. Nicolas avait alors décliné cette offre, car, même si le lieutenant général de police ne lui en avait jamais formellement touché mot, il se considérait comme en mission dans la maison des Blancs-Manteaux. Les interrogations régulières de M. de Sartine l’avaient confirmé dans cette manière de voir. Désormais, plus il y pensait, plus l’idée de faire appel à M. de Noblecourt lui semblait providentielle. Il éprouvait d’ailleurs une sincère affection pour le vieux magistrat bienveillant et spirituel. Rasséréné, il décida de faire toilette.
La demeure était silencieuse et rien n’indiquait que Louise Lardin fut rentrée. Nicolas avait rallumé une chandelle avant de s’aventurer dans l’obscurité de l’escalier. Avec ces réflexes de limier qui commençaient à devenir chez lui une seconde nature, il examina avec soin les degrés puis le carrelage du corridor. Nulle trace de neige ou de boue n’était visible. À l’évidence, personne n’était entré dans la maison depuis la veille au soir.
Il gagna l’office afin de se consacrer à la préparation de ses ablutions. Il convenait tout d’abord de rallumer le potager. Il connaissait l’endroit où Catherine entreposait les brindilles et le charbon de bois nécessaires à cette opération. Aussitôt, il fut saisi d’une nausée déclenchée par l’odeur douceâtre et écœurante qui planait dans la pièce. Il pensa que quelque rat, empoisonné par les appâts à l’arsenic que disposait régulièrement la cuisinière, avait dû crever dans un trou ou sous un meuble. Il chercha en vain, puis tenta d’oublier l’odeur. Il souffla sur le brasier qui crépitait joyeusement. Il ne restait plus qu’à remplir une marmite à la fontaine intérieure et attendre que l’eau se dégourdisse.
Le baquet était toujours rangé dans le caveau avec les vins, les pots de graisse et la réserve de lard et de jambons ces derniers protégés par des sacs de toile, sur lesquels Catherine veillait avec un soin jaloux. Nicolas ouvrit la porte en ogive qui donnait sur un escalier de pierre conduisant au caveau. Celui-ci avait fait partie d’une bâtisse antérieure, aujourd’hui disparue, dont il avait constitué les anciennes fondations. De nouveau Nicolas fut saisi à la gorge par la même odeur âcre. Il descendit les degrés et éleva sa chandelle : à l’un des crocs de boucher pendait une masse informe enveloppée dans un tissu de jute brun. Une mare de sang coagulé couvrait le sol sous cette masse.
Retenant sa respiration, tant l’air était vicié par les miasmes qui s’en dégageaient, Nicolas, le cœur battant et trop assuré de ce qu’il s’attendait à découvrir, tira sur le sac. Il tomba sur le sol faisant apparaître un sanglier, à demi décomposé, pendu par les antérieurs. La bête avait-elle été abandonnée après le départ de Catherine ou déposée depuis ? Il savait que le gibier devait être mortifié et sa petite enfance avait été obsédée par les têtes d’oiseaux grouillantes de vers du gibier d’eau que le marquis adressait au chanoine, amateur de cette chair forte. Joséphine attendait que les becs se détachassent des corps pour les cuisiner. Cependant, il n’avait jamais vu cette opération menée jusqu’à la putréfaction. Sur le sol, il y avait beaucoup d’empreintes, dont certaines s’arrêtaient devant un grand châssis de bois sur les traverses duquel s’alignaient des bouteilles. Il les observa longuement. Ayant trouvé son baquet, il remonta, pressé de fuir cette atmosphère confinée et puante pour retrouver l’office où l’eau commençait à bouillir.
Nicolas se déshabilla et jeta un œil vers une grande casserole de cuivre étincelant qui lui servait souvent de miroir. Il était à faire peur, avec la barbe poussée et le corps couvert de bleus et d’écorchures. Il ôta ses pansements ; les plaies de la tête et du côté étaient fermées et saines ; l’apothicaire avait fait du bon travail. Il versa l’eau bouillante dans le baquet, mais la fontaine était vide. Ouvrant la porte qui donnait sur le jardin, il emplit, en frissonnant, un pot avec de la neige propre et put ainsi refroidir son bain. Il y ajouta un peu de potasse[42] dont usait Catherine pour ses lessives, s’accroupit dans le baquet et s’arrosa avec la louche. La chaleur de l’eau chassa peu à peu les contractures. Il se laissa aller à une torpeur heureuse, jouissant de cet instant de répit.
Le chanoine, son tuteur, n’aurait pas manqué de lui reprocher ce plaisir, lui qui décriait si acrimonieusement les nouvelles modes de propreté. C’était, avec les philosophes et l’Encyclopédie, un sujet de controverses incessantes et animées entre son tuteur et son parrain. Le chanoine allait répétant qu’il n’était pas d’intimité susceptible d’échapper au regard de Dieu et que la bienséance voulait qu’en se couchant on se cache à soi-même son propre corps. Pour lui, les soins devaient se passer de tout recours à l’eau et ignorer le corps à l’exception du visage et des mains, seules parties visibles. C’était sur le linge que tous les efforts devaient porter. Le marquis, qui raffolait de ces joutes amicales, ricanait et évoquait en « voltairien » l’odeur de sainteté des religieux de tout poil, qu’il disait souhaiter voir plonger, en guise de purgatoire, dans des bains de lessive. Sa vie militaire lui avait démontré l’utilité de ce qu’il nommait d’un mot nouveau « l’hygiène ». Le marquis assurait même avoir échappé à des épidémies grâce à cette habitude. Aussi avait-il incité Nicolas à adopter son système. Le jeune homme avait souffert, au collège des jésuites de Vannes, de ne pouvoir satisfaire ce qui était devenu pour lui un besoin nécessaire et quotidien.
Il sortit enfin du baquet et s’essuya avec soin. Il avait l’impression d’avoir laissé l’homme ancien dans l’eau du bain. Les croûtes de ses plaies avaient été ramollies par l’eau chaude. Il avait décidé de sacrifier une chemise usée pour en faire de la charpie, une ceinture de toile destinée à tenir le pansement du côté et un bandeau pour la tête. Il se rappela que Catherine gardait des onguents et du vinaigre médicinal dans un tiroir du buffet, où il trouva en effet une petite bouteille de « Liqueur romaine » enveloppée dans une notice d’emploi. Il en lava ses plaies, refit ses pansements et s’habilla de frais après s’être rasé. Il renonça à avaler quelque chose, écœuré qu’il était par l’odeur toujours aussi obsédante, remit toutes choses en place, remonta prendre son bagage et, après avoir vérifié qu’il n’avait rien oublié, quitta sa mansarde d’apprenti.