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Il lui fallait maintenant trouver une voiture pour transporter ses affaires. Il pouvait laisser son bagage devant la porte et partir à la recherche d’un cocher en maraude, mais le risque était grand de ne rien retrouver au retour. Et il ne pouvait rouvrir la porte de la maison une fois celle-ci fermée, ne disposant pas des nouvelles clefs.

Il songea alors à l’ombre d’hier. Il ouvrit et observa le portail des Blancs-Manteaux. L’homme était toujours là, battant la semelle et frappant dans ses mains. Nicolas lui fit signe. Il hésita et regarda à droite et à gauche avant de traverser la rue enneigée, et Nicolas le reconnut aussitôt comme l’un des indicateurs qu’utilisait l’Hôtel de police. Il lui demanda de se porter rue Vieille-du-Temple, près de l’hôpital Saint-Anastase, et de lui trouver une voiture. Pendant ce temps, lui, Nicolas, ferait le guet. L’homme lui confirma que Louise Lardin n’avait pas regagné son domicile.

Un fiacre apparut bientôt et la mouche en descendit. Nicolas embarqua ses impedimenta et donna au cocher l’adresse de son professeur, rue Montmartre, au lieu dit « pointe Saint-Eustache », en face l’église du même nom. Il s’agissait d’une maison de cinq étages, qui appartenait au magistrat et dont il avait loué les parties supérieures pour ne conserver que les étages nobles du premier et du deuxième. Le rez-de-chaussée était partagé entre une boulangerie et des communs qu’occupaient Marion, la gouvernante, et un laquais nommé Poitevin, presque aussi âgé que son maître. Nicolas se disait qu’il pourrait peut-être récupérer ses vêtements dissimulés dans la pénombre d’une chapelle latérale de Saint-Eustache, si ceux-ci avaient échappé à la vigilance experte des mendiants qui hantaient l’édifice.

La voiture se déplaçait sans bruit, mais les grelots du cheval sonnaillaient allègrement. La ville se dégageait des brumes et de la chape plombée des nuées qui l’avait recouverte des jours durant. À partir du carreau des Halles, la presse fut de plus en plus grande et les embarras presque inextricables. Enfin, sa voiture doubla la pointe Saint-Eustache, et entra dans la rue Montmartre.

Nicolas reconnut avec plaisir la haute demeure de l’ancien procureur au Parlement. Ventrue et posée de guingois, elle paraissait solidement ancrée dans le sol parisien. Avec les années, ses flancs s’étaient élargis et bombés comme ceux d’un ancien galion échoué. La ligne sinueuse des balcons décorés de fer forgé, pareille aux lèvres d’une gigantesque statue, offrait le dessin d’un sourire énigmatique et cependant bienveillant. Nicolas, à sa vue, se sentit ragaillardi ; il aimait cette maison. Après avoir réglé sa course, il déposa son bagage sous la voûte de la porte cochère où flottait l’odeur de pain chaud de la boulangerie voisine. Il monta au premier et frappa à la porte. Le visage ridé de la vieille Marion se plissa de plaisir quand elle le reconnut.

— Ah ! monsieur Nicolas, comme je suis aise de vous voir ! Monsieur se plaignait, hier encore, d’être délaissé de vos visites. Vous savez combien il vous aime.

— Bonjour, Marion. Je serais venu lui présenter mes devoirs plus tôt, si certains événements ne m’en avaient empêché.

Un petit barbet, boule grise et frisée, surgit comme une fusée d’artifice et se mit à sauter autour de Nicolas en poussant des cris joyeux.

— Voyez comme Cyrus vous fait fête ! dit Marion. Il connaît bien ses amis et ceux de Monsieur. Je dis toujours, les bêtes ont plus de sens que nous...

On entendit une voix qui s’enquérait du visiteur.

— Je crois que Monsieur s’impatiente. Il prend, comme d’habitude, son chocolat dans sa chambre. Suivez-moi, il va être si content.

La chambre de M. de Noblecourt était une belle pièce aux lambris vert pâle rehaussés d’or. Elle donnait sur la rue Montmartre par une double porte-fenêtre ouvrant sur un balcon. Le maître de maison avait souvent expliqué à son élève le plaisir qu’il prenait, chaque matin, vêtu d’une robe de chambre de perse fleurie et le chef couvert d’une calotte pourpre, à rêvasser en prenant son chocolat. Il regardait, dès l’aube, croître l’animation de la rue, observant avec philosophie les mille et un petits incidents de la vie quotidienne. Il se laissait aller à l’engourdissement heureux où la chaleur du breuvage exotique et l’espèce de langueur que celui-ci lui procurait le plongeaient dans une béatitude parfois suivie d’un somme. Cyrus faisait des allées et venues entre Nicolas et son maître, puis il sauta sur les genoux du magistrat.

— Le soleil et Nicolas sont de retour, alléluia ! s’écria le vieil homme. Mon enfant, asseyez-vous. Marion, vite, une chaise et une tasse. Rapporte-nous bien vite du chocolat chaud et quelques-uns de ces pains mollets que me fournit mon boulanger de locataire.

Sous la calotte s’épanouissait un visage poupin, aux yeux étonnamment clairs. À droite du nez fort et coloré, une verrue attirait le regard, que Nicolas, qui n’avait pas encore oublié ses humanités, comparait à celle de Cicéron. Deux bajoues couperosées pendaient autour d’une bouche spirituelle et gourmande que prolongeait un menton qui avait été fort, mais qui se perdait maintenant dans une triple épaisseur de chairs.

— Voyez que je demeure dévot à mes habitudes, faute de l’être d’une autre manière, reprit M. de Noblecourt. Je m’abandonne à l’âge qui vient, sans trop de surprises, sans trop de secousses... Bientôt, je ne bougerai plus de ce fauteuil. Je m’en ferai faire un autre, un antique, avec des oreillettes et une tablette et, pourquoi pas, des roulettes. Il ne restera plus qu’à le percer pour que je n’en sorte plus ! La maréchale de Luxembourg avait bien fait monter sa chaise à porteurs dans son salon pour se protéger des vents coulis, une année où l’hiver était fort rude. Je ne bougerai plus, et un matin le fantôme de Marion — qui, notez-le, est beaucoup plus vieille que moi — me trouvera le nez dans mon chocolat.

Nicolas connaissait son vieil ami. Tout cela n’était que provocation ; il attendait des protestations et, ne seraient-elles pas venues, qu’il aurait poursuivi pour les susciter.

— Je vous trouve le ton fort inspiré pour un futur podagre, monsieur, répondit-il. Votre tasse n’a rien à craindre. Vous voilà derechef imitant votre ami, M. de Voltaire — votre contemporain, sauf erreur —, qui annonce, depuis un quart de siècle, qu’il ne passera pas l’année et que l’armée coalisée de ses maux va incontinent le retirer à l’admiration de l’Europe et à la vénération de ses amis. Vous êtes du bois dont on fait les centenaires. Et j’ajouterai que vous vous devez à vos amis plus jeunes. À qui parleront-ils, si vous leur faites défaut ? Il n’y a pas tant d’honnêtes hommes que l’on puisse se satisfaire de les voir disparaître.

M. de Noblecourt, ravi, se mit à applaudir et Cyrus à manifester son approbation en aboyant.