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— Soit, monsieur, je m’incline. Vous connaissez votre monde et savez faire votre cour. Il est dans l’ordre des choses qu’un jour l’étudiant en remontre au maître. Mais je suis un vieux bavard. Nicolas, vous me devez quelques explications sur votre soudaine disparition.

D’une main encore potelée, il caressait le barbet qui, calmé, s’était retourné et présentait, pattes écartées, un ventre rose.

— Monsieur, la mon de mon tuteur m’avait appelé en Bretagne. Après lui avoir rendu les derniers devoirs, je suis revenu à Paris où j’ai trouvé une situation difficile. Vous avez sans doute appris que le commissaire Lardin a disparu. M. de Sartine m’a chargé de l’enquête.

Le visage plein et bonasse de l’ancien procureur, qui avait tout d’abord exprimé toute la part qu’il prenait au deuil de Nicolas, changea soudain. Les yeux s’ouvrirent et la bouche s’arrondit ; la surprise le disputait à l’incrédulité d’apprendre que son élève s’était poussé si vite dans cette carrière.

— Quelle nouvelle ! Le représentant de M. de Sartine ! Voilà qui l’emporte sur la disparition de Lardin.

Celui-là était un ami, certes, mais qu’il me plaisait de tenir à distance. Je l’avais encore vu la semaine passée.

Marion l’interrompit avec autorité en disposant sur la table à jouer une deuxième chocolatière d’argent, une tasse et sa soucoupe en porcelaine de Rouen, ainsi qu’une assiette des fameux pains mollets et un confiturier.

— Je vois, Nicolas, que vous avez des intelligences dans la place. Je n’ai pas droit, pour ma part, à ces délices fruitiers.

— Il ferait beau voir ! s’écria Marion. Vous en aurez quand vous m’aiderez à éplucher les coings, comme le fit, un jour de septembre dernier, M. Nicolas. Et puis vous êtes trop gourmand.

Marion versa le breuvage fumant tout en continuant à vitupérer sourdement. Les tasses s’emplirent d’un liquide mousseux marron clair d’où s’exhalaient l’arôme chaleureux du chocolat et la touche subtile de la cannelle. Cyrus sauta sur les genoux de Nicolas dont il connaissait la générosité à son égard. Le jeune homme, chez qui le chasseur ne sommeillait jamais que d’un œil et qui suivait toujours son idée fixe, attendit que Marion sorte avant de relancer le procureur sur Lardin.

— Quel jour m’avez-vous dit l’avoir rencontré ?

— Jeudi dernier.

— Vous êtes donc l’une des dernières personnes, à ce qu’il paraît, à l’avoir vu.

— La rencontre fut brève. Il me parut sombre à l’excès, davantage que d’habitude. Vous le connaissez, avec son humeur secrète, vindicative et agitée, l’homme n’est guère aimable. Un bon policier toutefois, et c’est ce qui nous rapprochait. Jeudi dernier, il était semblable à lui-même. Pourtant, en le quittant il m’a fait pitié, il paraissait désemparé hors de toute mesure.

— Et Mme Lardin ?

M. de Noblecourt sembla considérer dans le vide quelque charmante apparition.

— La belle Louise ? Il y a beau temps que je n’ai eu l’avantage de lui présenter mes hommages. Le morceau est friand, quoique proche de la trentaine, mais il n’est plus de mon âge. Encore qu’avec elle l’âge ne fait rien à l’affaire et que, jeune gardon ou vieux barbon, tout fait bouche, si j’ose dire, pourvu que certain tintement de bon aloi se fasse sentir...

Il souligna son propos d’un clin d’œil si énergique que sa calotte se dérangea et glissa de travers sur le front. Le vieil homme but une gorgée de chocolat, s’essuya la bouche, rompit un pain, puis le reposa avec un soupir en se penchant vers Nicolas. Il reprit d’une voix basse :

—   Il y a quelque anguille sous roche, mon cher enfant. Je ne suis pas assez retiré du monde pour ignorer les rumeurs qui courent sur Lardin. Ni assez candide pour ne pas avoir compris à quels motifs obéissait M. de Sartine en vous plaçant, contre toute raison, chez ce couple diabolique.

Il s’arrêta, mais Nicolas resta de marbre.

— Ne me dites pas que la Lardin ne vous a pas fait des avances ?

Pour le coup, Nicolas devint écarlate.

— Hé, hé, fit le vieillard, à ce point-là ? Serviteur, monsieur. Mais je n’en veux rien savoir. Le malheur planait sur cette maison. Ne me demandez pas pourquoi, mais je le sentais s’approcher. Je voyais Lardin promis à de tristes aboutissements, débauche secrète ou passion à laquelle on sacrifie tout. La convoitise de la chair ou de l’or, cette « sangsue » dont parle Salomon, c’est l’esprit du siècle. On veut jouir sans restriction. S’il était possible de percer les murailles et de pénétrer dans les demeures les plus secrètes, on découvrirait ce qui s’y passe de plus infâme. Moi, vieux sceptique, épicurien s’il en fut, je contemple mon temps et j’en stigmatise les mœurs après en avoir puni les crimes.

Il hochait la tète d’un air attristé en considérant, l’un après l’autre, le pain et la confiture. Cyrus s’était dressé et tremblait d’excitation en observant le manège de son maître. Après avoir vérifié que Marion n’était pas dans les parages, M. de Noblecourt se saisit prestement d’une moitié de pain, la couvrit d’une épaisse couche de gelée et engloutit le tout en deux bouchées voraces.

— Ma présence était, en effet, bien pesante aux Lardin, dit Nicolas. Désormais elle est devenue impossible. Il doit vous apparaître comme à moi que. chargé de l’enquête sur la disparition du commissaire et sans vous dévoiler les secrets d’une investigation délicate, je ne puis continuer à demeurer en un lieu où je serais juge tout en restant un obligé.

— « Opum contemptor, recti pertinax, constans adversus metus[43] », cita avec satisfaction le magistrat. Vous ne pouvez, en effet, rester rue des Blancs-Manteaux.

— Je l’ai quittée ce matin même et j’étais venu vous demander conseil, incertain de ce que...

— Mon cher Nicolas, je partage l’opinion de M. de Sartine sur l’excellence de vos qualités et sur la distinction de votre éducation. Je vous avais déjà proposé de prendre ici vos quartiers. Soyez mon hôte et ne me remerciez pas, c’est un plaisir que je me fais à moi-même. Marion, Marion !

Il frappa dans ses mains, déclenchant une crise d’allégresse chez Cyrus qui se mit à tourner comme une toupie dans la chambre, avant de filer dans le logis à la recherche de la gouvernante.

— Monsieur, votre bonté m’accable et je ne sais comment...

— Allons, allons... Voici les règles de la maison. C’est une annexe de l’abbaye de Thélème où sont révérées la liberté et l’indépendance. Vous logerez dans la chambre du deuxième. Je sais que vous ne craignez pas les livres, les murs en sont couverts ; ma bibliothèque, déjà pleine, y a débordé. Vous disposerez d’une entrée particulière, une porte donne sur le petit escalier qui descend aux communs. Marion et Poitevin vous serviront. Vous souperez et vous dînerez avec moi quand vous le souhaiterez, ou quand vous le pourrez : je connais trop bien, pour les avoir éprouvées moi-même, les servitudes de votre état. Que cette demeure soit votre havre. Où est votre bagage ?

— En bas, monsieur. Croyez que je ferai tout pour éviter de vous déranger trop longtemps. Je vais me mettre en quête...

— Monsieur, cela suffit, vous allez m’encolérer. Ne voilà-t-y pas que l’ingrat veut déjà abandonner la place ! Je requiers votre obéissance. Consacrez-vous sans remords à votre tâche et ne répliquez pas.

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43

Bien jugé. « Il méprisait la richesse, était entêté dans le bien et inaccessible à l’intimidation » (Tacite, Histoires, Livre IV, 5).