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Bourdeau hocha la tête sans répondre.

— En parlant de Rabouine et des autres mouches, reprit-il, il faut, monsieur, que je vous soumette un état des frais et vacations déboursés par moi, depuis lundi, dans les deux affaires qui nous occupent. J’ai avancé, sur mes deniers, les dépenses faites. Vous trouverez, ici, le détail des opérations et leur coût. La coutume veut que l’état soit signé par M. de Sartine, puis adressé au chef du Bureau des fonds et contentieux du Contrôle général qui expédie un mandat pour régler la dépense en question. C’est long...

— À enquête extraordinaire, règlement extraordinaire. M. de Sartine m’a pourvu du nécessaire, pour ce qui est de la dépense.

Nicolas considérait, perplexe, le papier que lui tendait Bourdeau. Il portait, imprimé à gauche, la justification des dépenses et, à droite, des colonnes pour le décompte des journées d’officier et d’archer, ainsi que les totaux. Il releva, avec curiosité, les dépenses extraordinaires engagées par l’officier (Bourdeau) et ses observateurs, ainsi que le nombre des fiacres et brouettes utilisés pour se déplacer au cours de l’enquête. L’activité des diverses mouches était aussi indiquée, ainsi que les honoraires de Sanson et ceux des deux médecins du Châtelet. Plus les frais de déplacements à Montfaucon et à Vaugirard, ainsi que les cellules à pistole de la vieille Émilie et de Semacgus. Le total général s’élevait à quatre-vingt-cinq livres, que Nicolas voulut régler sur le fonds de réserve donné par Sartine. Il s’aperçut que son viatique de vingt louis, déjà bien écorné, ne suffirait pas. Il partagea ce qui restait et en donna la moitié à Bourdeau.

— Voilà un acompte. Je fais diligence pour le reste. Donnez-moi un reçu.

Bourdeau griffonna quelques mots au dos du mémoire.

— Je vais vous donner un billet pour M. de Sartine, afin de l’informer des derniers événements, lui demander des fonds et solliciter la signature d’une lettre de cachet, afin de mettre Semacgus en sûreté à la Bastille où vous le conduirez sous bonne garde. Non que je craigne qu’il ne s’échappe, mais pour éviter toute tentative contre lui. Nous ignorons à qui nous avons affaire. Durant ce temps, j’irai procéder à certaines vérifications. J’oubliais de vous dire, Bourdeau, que j’ai déménagé. Je ne pouvais rester chez les Lardin, vu les circonstances et, d’ailleurs, Mme Lardin m’a proprement mis à la porte. Je suis donc hébergé, pour le moment, chez M. de Noblecourt, rue Montmartre. Vous le connaissez.

— Ma demeure est à votre disposition, monsieur.

— Je suis sensible à votre offre, Bourdeau, mais vous avez déjà charge d’âmes.

Nicolas s’assit pour écrire le billet destiné à Sartine. Il prit congé de l’inspecteur et sortit du Châtelet. Impatient de prendre connaissance de la lettre d’Isabelle, il se dirigea à grands pas vers la Seine.

XI

FARE NIENTE

« Semblable à un voyageur que les besoins de la nature obligent de se reposer sur le milieu du jour, quoiqu’il soit pressé par le temps, l’archange s’arrêta entre le monde détruit et le monde répare. »

Milton

La Seine coulait aux pieds de Nicolas. La grève était envahie d’une couche inégale de neige et de boue gelées qui laissait entrevoir, par endroits, la vase liquide. Les eaux grises et tumultueuses défilaient si vite qu’elles ne permettaient pas à l’œil d’en suivre le débit. Des troncs d’arbres, arrachés en amont de la ville, surgissaient puis disparaissaient dans les remous de la crue. Un contre-courant remontait le rivage en mouvements violents qui recouvraient la plaque gelée comme un ressac. Fermant les yeux, Nicolas aurait pu se croire au bord de l’océan. Cette impression était renforcée par les cris aigus d’oiseaux de mer qui planaient, ailes déployées contre le vent, guettant quelque charogne dérivant au fil du courant. Seules les odeurs, que dégageait la vase en dégel ameublie et ranimée par le flot, dissipaient l’illusion. La contemplation du fleuve n’avait pas chassé le doute qui assaillait Nicolas. Pour la troisième fois, il relisait la lettre d’Isabelle. Les mots dansaient devant ses yeux. Il ne parvenait pas à comprendre ce que ce message signifiait, tant il lui paraissait inquiétant, confus et contradictoire :

Nicolas,

Je confie cette lettre à la Ribotte, ma femme de chambre, pour qu’elle la porte aux Messageries de Guérande. Je prie le Seigneur qu’elle vous parvienne. Mon père est d’une humeur fort sombre depuis votre départ et me surveille étroitement. Depuis hier, il est alité et ne consent à dire mot. J’ai fait chercher l’apothicaire. Je ne sais plus que penser de cette horrible scène. Mon père vous aimait et vous le respectiez. Comment en êtes-vous arrivés là ?

Pour ma part, je demeure affligée d’être séparée de vous encore une fois. Je ne sais si je fais bien de vous avouer l’affliction dans laquelle m’a plongée votre départ si précipité. Seul l’attachement que je vous sais avoir pour ma personne procure un faible soulagement à ma douleur. Je vous imagine l’âme suffisamment tendre et généreuse pour cependant ne pas poursuivre un cœur qui ne peut se livrer sans contrainte à son inclination. Voilà que je ne sais plus ce que je dis. Adieu, mon ami. Donnez-moi de vos nouvelles, leur détail me dédommagera de la tristesse qui m’accable. Non, oubliez-moi, plutôt.

Au château de Ranreuil, ce 2 février 1761.

Le jeune homme tenta, une nouvelle fois, de démêler les raisons de son malaise. La joie de recevoir une lettre de son amie s’était peu à peu transformée en une sourde inquiétude, au fur et à mesure que les mots se succédaient. Le souci de la santé de son parrain l’emportait d’abord. Tout le reste n’était qu’incertitude qu’aggravaient les termes choisis et l’ordonnancement des phrases. Depuis plus de deux années à Paris, il avait eu l’occasion d’aller à l’Opéra. Le message d’Isabelle aurait pu appartenir à quelque mauvais libretto. Les sentiments exprimés paraissaient forcés. Il soupçonnait, sans se l’expliquer, une sorte de comédie et, pour tout dire, une forme de coquetterie en désaccord avec la gravité de la situation. Il se souvint que celte impression l’avait déjà effleuré, lors de ses retrouvailles avec Isabelle au château de Ranreuil. La scène qu’ils avaient jouée, alors, tous les deux appartenait à un répertoire connu. Il s’agissait bien de celle du dépit amoureux, si souvent répété par les jeunes amants, dans les pièces de M. de Marivaux. Se pouvait-il qu’à son engagement entier ne correspondent, chez Mlle de Ranreuil, qu’un jeu ou qu’une apparence de passion destinés à lui procurer les émotions futiles de la comédie amoureuse ? Peut-être s’était-il inventé une amante et n’avait-il pas mesuré les risques de s’abandonner à un rêve. Au plus profond de lui-même, il pressentait qu’un amour qu’on doit protéger comme une terre menacée, que l’on doit expliquer et défendre comme un avocat devant un tribunal, était peut-être déjà un amour expirant. Et lui-même, ne s’était-il pas engagé avec légèreté et inconscience dans un attachement qu’une enfance partagée et les prestiges envoûtants d’une haute et puissante famille pouvaient expliquer ? Comment avait-il osé croire qu’un enfant trouvé pût regarder si haut, dans une direction si éloignée de sa propre condition ? Un flot d’amertume le submergea et, avec lui, les rancœurs accumulées des humiliations passées. Parfois, l’espoir le reprenait et les mots d’Isabelle revêtaient aussitôt un autre sens. Il finit par décider de remettre à plus tard ce débat avec lui-même et, après avoir erré un moment, la tête perdue, il se retrouva devant l’Hôtel de Ville.