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Dimanche 11 février 1761

Nicolas avait laissé s’écouler la journée du samedi dans la volupté de l’inaction. Levé tard, il avait profité du temps toujours éclatant pour errer dans Paris. Son vagabondage l’avait conduit dans des églises, puis au Vieux Louvre où il avait admiré les devantures des marchands d’estampes et de tableaux. En fin d’après-midi, il avait soupé dans une taverne proche de la Halle. Sur le chemin du retour il n’avait pas réussi à échapper à des troupes de gamins criant « À la chienlit ! lit ! lit ! » et qui lui donnèrent, à plusieurs reprises, des coups de « battes à rat[51] ». Il dut faire appel au service d’un brosseur pour nettoyer son vêtement des empreintes de craie dont il était couvert. Rompu, il était discrètement rentré au logis et avait lu fort tard. Le lendemain matin, il avait assisté à la grand-messe à Saint-Eustache, dont il aimait les vastes proportions et la résonance propice aux tempêtes des grandes orgues.

Midi avait sonné depuis longtemps quand il revint rue Montmartre. Un flot harmonieux l’accueillit. Il pénétra sur la pointe des pieds dans la bibliothèque de M. de Noblecourt. Pour le coup, celle-ci s’était transformée en salon de musique. Vêtu d’une ample robe d’intérieur à motifs de cachemire, le maître de maison accompagnait au violon deux autres musiciens. Le premier, à la surprise de Nicolas qui ne lui connaissait pas cette passion, était le père Grégoire, également au violon ; l’autre, petit personnage au visage aigu et à la perruque outrageusement blonde, devait être ce M. Balbastre, l’organiste de Notre-Dame, il s’évertuait devant un clavecin. Son ami Pigneau, debout près de l’instrument, maintenait le rouleau de la partition éclairé par un bougeoir à bobèche. Un peu confus de constituer à lui seul le public, le jeune homme prit place dans une bergère et s’abandonna au plaisir de la musique. Les mimiques des concertistes retinrent d’abord son attention. Les sourcils froncés et la mine empourprée de concentration, M. de Noblecourt paraissait souffrir, mais parfois, sa bouche s’ouvrait et laissait échapper de petits cris d’approbation devant certaines improvisations inattendues du claveciniste. Le père Grégoire s’absorbait dans son exécution avec encore plus d’attention que lorsqu’il dosait les quantités d’extraits ou de décoctions de la liqueur des Carmes et marquait la mesure en frappant le sol de son pied droit. Balbastre, lui, offrait l’image parfaite du virtuose. Il touchait son instrument sans presque consulter la partition et ses doigts volaient, dans le flot agité de la mousseline de ses manchettes, au-dessus des tables du clavecin.

La sonate en trio s’achevait. Un long silence marqua la fin de son exécution. M. de Noblecourt poussa un long soupir avant d’ôter sa perruque et de s’essuyer le front avec un grand mouchoir sorti de sa manche. Son regard tomba soudain sur Nicolas. Il s’ensuivit un moment de confusion, d’échanges de salutations et de présentations. Nicolas tomba dans les bras du père Grégoire et de Pigneau qui manifestèrent, tous deux, leur joie de revoir leur ami. Nicolas salua M. Balbastre avec toutes les formes de respect que devait employer un jeune homme inconnu vis-à-vis d’une célébrité. Il rougit de confusion d’être présenté comme « le confident plein d’avenir de M. de Sartine ». Marion et Poitevin interrompirent les politesses en apportant du vin. Chacun s’assit et se mit à trinquer gaiement avec son voisin. Pigneau, qui avait coutume de commenter avec Nicolas la qualité des concerts auxquels ils assistaient, l’interrogea sur ce qu’il venait d’entendre. Le jeune homme apprit ainsi que le trio avait joué une sonate pour basse continue de M. Leclair[52]. Balbastre coupa la parole au séminariste pour engager une controverse sur les parties basses d’accompagnement.

Marion, à ce moment, entra dans la bibliothèque et vint parler à l’oreille de son maître.

— Mais bien sûr, répondit M. de Noblecourt, faites entrer et disposez un couvert pour l’ami inattendu qui nous arrive.

Un cavalier à peine plus âgé que Nicolas fit son entrée dans la bibliothèque. Saluant l’assemblée d’un coup de chapeau désinvolte, il remit son épée à Poitevin qui l’avait introduit. Il se campa devant le clavecin après avoir caressé d’une main amoureuse la laque de l’éclisse et toisa l’auditoire. La perruque blanche ne parvenait pas à vieillir sa mine juvénile et moqueuse. Le visage aux sourcils bien fournis, le nez aquilin et une bouche ourlée dont le dessin esquissait une moue ironique formaient un ensemble agréable. L’habit bleu pastel presque blanc rappelait à Nicolas celui que M. Vachon lui avait proposé.

— Mes amis, je suis heureux de vous présenter M. de La Borde[53], premier valet de chambre de Sa Majesté.

Une nouvelle séance de salutations suivit. Même Balbastre parut séduit par l’aménité du visiteur qui jeta un regard aigu sur Nicolas à l’annonce de ses fonctions auprès du lieutenant général de police.

— Que me vaut, monsieur, le plaisir de votre venue ? demanda le magistrat. Vous qui êtes si rare et qu’on aimerait voir plus souvent. Mon amitié pour votre père s’est reportée sur le fils. Cette demeure est la vôtre.

— Je suis votre serviteur, monsieur. Il se trouve que j’ai obtenu une petite journée de liberté. Cela m’a donné l’idée de venir prendre de vos nouvelles. Le roi a décidé d’aller à Choisy avec Mme de Pompadour. Je suis de quartier, mais il a eu la bonté de me donner congé. Quand le roi n’est pas là, chacun fuit Versailles. Et de ce pas, je suis venu vous demander à dîner.

Alors que la conversation s’engageait, Pigneau, que Nicolas ne savait pas aussi versé dans les arcanes de la Cour, lui confia à l’oreille qu’il ne fallait pas se tromper sur le terme de valet, M. de La Borde était un personnage d’importance. En tant que l’un des quatre premiers valets de chambre du roi, il avait toute autorité sur l’ensemble du service intérieur, et surtout l’incomparable privilège d’une continuelle intimité avec Sa Majesté. En service, il dormait au pied même du lit royal. Il faisait d’ailleurs figure de favori, passait pour fortuné, et participait aux soupers intimes des petits appartements. Enfin il compléta ce portrait en ajoutant qu’on le disait fort ami du maréchal de Richelieu, lui-même premier gentilhomme de la chambre.

Nicolas regarda avec révérence quelqu’un qui approchait de si près le roi ; il se serait attendu qu’un signe distinctif environnât de son aura le bénéficiaire d’un tel privilège. Mais M. de Noblecourt s’était extrait de son fauteuil et invitait ses hôtes à passer à table.

Avec mille politesses, chacun s’efforçait de s’effacer devant les autres. Ils pénétrèrent dans un salon rectangulaire dont les fenêtres donnaient sur la rue. Une table ovale y avait été dressée. Le mur opposé était meublé de vitrines, de bibliothèques et d’un grand dressoir à dessus de marbre où rafraîchissaient des bouteilles.

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51

Les enfants avaient coutume, durant le carnaval, de marquer les passants d’un morceau de drap découpé en forme de rat et frotté avec de la craie.

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52

1697-1764. Violoniste et compositeur.

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53

1734-1794. Premier valet de chambre de Louis XVI, puis fer­mier général. Il périt guillotiné sous la Terreur.