Выбрать главу

— Messieurs, point de protocole, nous sommes en famille, déclara le magistrat. Nicolas, le plus jeune, en face de moi. Mon père, dit-il à Grégoire, à ma droite. Monsieur de La Borde, à ma gauche. Messieurs Balbastre et Pigneau, aux côtés de M. Le Floch.

Le père Grégoire récita les grâces et chacun s’assit. Marion entra, portant une soupière de taille impressionnante qu’elle posa devant son maître qui servit lui-même ses hôtes tandis que Poitevin versait le vin, blanc ou rouge selon les convives. Après un moment de silence où chacun s’absorba dans la dégustation du premier service, que M. de Noblecourt décrivit avec gourmandise comme une bisque de pigeonneaux, la conversation reprit entre lui et M. de La Borde.

— Quelles sont les nouvelles de la Cour ?

— Sa Majesté est très préoccupée par le siège de Pondichéry. La marquise fait de son mieux pour le distraire de sa mélancolie. Elle s’efforce aussi de restaurer les énergies. Vous ne savez sans doute pas — Paris est si partial — combien cette femme déploie de talents. On brocarde, on écrit des pamphlets, mais on ne relève jamais le bien qu’elle peut faire. Sachez qu’elle a acheté sur sa cassette des milliers d’actions d’armements de vaisseaux de course. Elle se passionne pour toutes sortes de plans. Je puis même vous dire, en confidence, nous sommes entre hommes d’honneur...

Il jeta un regard circulaire sur l’assemblée.

— ... qu’elle me disait encore, hier soir, son affliction d’être une femme dans un moment pareil et son souci de voir tant de personnes, qui devraient concourir au bien public et au service du roi, mal penser et ne rien faire...

— Cher ami, l’interrompit de Noblecourt, comment va votre ami le maréchal ?

— Il se porte à merveille, quoique, l’âge venant, il commence à rechercher les adjuvants nécessaires auprès d’un cortège de docteurs et de charlatans. Il se partage entre son gouvernement de Bordeaux et Paris, où il suit tout aussi assidûment les séances de l’Académie que la chronique des théâtres. Et quand je dis théâtre, il faudrait dire actrices...

Marion et Poitevin apparurent pour desservir. Ils apportèrent pour suivre un ragoût de béatilles accompagné de truffes à la braise présentées dans une serviette pliée et un grand plat de jambon de Hanovre chaud. M. de La Borde, après avoir humé le fumet qui sortait, en une vapeur légère, de la croûte du premier plat, leva son verre.

— Messieurs, portons santé au procureur qui nous traite, comme toujours, royalement. Que contient cette merveille ?

— C’est un ragoût de viandes délicates ; crêtes de coq farcies au chapon, ris de veau clouté, rognons de lapin, rouelles de veau et morilles dans leur culotte de croûte.

— Et ce vin, le rouge vaut le blanc, quelle délicatesse !

— C’est du bourgogne d’Irancy, et le blanc, du vin nature que je fais venir de Vertus en Champagne.

— J’avais bien raison de dire votre table royale ! s’exclama La Borde. Sa Majesté m’a interrogé, il y a peu, sur ce que buvait son aïeul Louis le Grand. J’ai mené enquête avec le sommelier ordinaire. Nous avons consulté de vieux registres. Longtemps. Louis XIV a bu du vin de Champagne puis Fagon, son médecin, lui a démontré que ce vin lui portait à l’estomac par sa trop grande verdeur et lui a recommandé le vin de Bourgogne, que cet organe digère plus à loisir sans être pressé de s’en défaire. Il se mit donc à user du vin d’Auxerre, de Cou langes et d’Irancy.

— J’aime l’irancy, dit Noblecourt, pour sa couleur claire et profonde, son parfum fruité et sa gaieté péremptoire.

— Nous sommes bien près du carême pour autant flatter notre gourmandise, remarqua le père Grégoire.

— Mais nous n’y sommes pas encore, dit Balbastre, ce qui permet à notre hôte, tenant et champion de notre vieille cuisine, d’en illustrer les traits véridiques. On voit tant d’innovations dans ce domaine de nos jours...

— Vous parlez d’or comme vous jouez et composez, dit Noblecourt. C’est un vrai débat de notre temps, une querelle décisive. Je m’indigne, messieurs, de lire certains ouvrages qui souhaitent nous en imposer là comme ailleurs. La Borde, connaissez-vous Marin ?

— Je le connais fort bien. C’est un artiste qui a débuté chez Mme de Gesvres puis a dirigé les fourneaux du maréchal de Soubise, autre grand gourmand devant l’Éternel. Sa Majesté l’apprécie et Mme de Pompadour en raffole. Il aime travailler l’effet des sens...

— L’effervescence ? Mais, c’est un collègue, s’écria l’apothicaire des Carmes.

Tout le monde rit de la méprise du bon moine égaré dans les splendeurs de son assiette.

— Oui, il s’agit bien de ce cuisinier-là, dit Noblecourt, et je suis au désespoir de n’être pas de l’avis de Sa Majesté.

Il se leva aussi prestement que sa corpulence le lui permettait, courut à l’une des bibliothèques et en sortit un livre marqué de multiples petits signets de papier.

— Tenez, voilà Les Dons de Comus, par François Marin, Paris 1739.

Il chercha fébrilement la bonne page et se mit à lire à haute voix.

— « La cuisine est une espèce de chimie et la science du cuisinier consiste à décomposer, à faire digérer et à quintessencier les viandes et à en tirer des sucs nourrissants et pourtant légers, à les mêler et à les confondre ensemble de façon que rien ne domine et que tout se fasse sentir. » J’arrête là ce galimatias. Pour moi, je tiens qu’une viande doit être une viande et avoir goût de viande.

Il saisit un autre livre, bardé de signets lui aussi.

— Voilà ma bible, messieurs : Lettre d’un pâtissier anglois au nouveau cuisinier françois, par Dessalleurs, Paris 1740. Écoutez : « Quel ragoût pour les personnes délicatement voluptueuses qu’un plat chimique où il n’entre que des quintessences raisonnées et dégagées, avec précision, de toute terrestréité ! Le grand art de la nouvelle cuisine, c’est de donner au poisson le goût de la viande et à la viande le goût du poisson, et de ne laisser aux légumes absolument aucun goût. » Voilà bien ce que je pense de ces nouveautés condamnables, hérétiques même.

Il revint s’asseoir, tout animé de son indignation.

— J’aime la passion pour la cuisine poussée à ce niveau d’intolérance, dit La Borde. Cela me fait penser à un petit volume, Le Cuisinier gascon, paru sous une signature mystérieuse en 1747. J’ai quelques raisons de penser que son auteur est Mgr de Bourbon, prince des Dombes, qui officiait souvent au petit souper du roi comme marmiton. D’ailleurs, le roi, la reine, les filles de France et nombre de ducs — Soubise, Guéménée, Gontaut, d’Ayen, Coigny et La Vallière —, tous ont revêtu le tablier. Dans cet ouvrage, les recettes de la nouvelle cuisine étaient affublées de noms ridicules : sauce au singe vert, veau en crotte d’âne à la Neuteau, poulet à la Caracatacat et autres inventions.

— Messieurs, je suis un homme heureux, reprit Noblecourt. La chère est appréciée et les convives brillants. Ainsi, au contraire de ce que disait M. de Montmaur, je puis proclamer : « J’ai fourni les viandes et le vin et vous avez fourni le sel. »