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Mais comme tous ne participaient pas également à la conversation, il changea de sujet.

— Et M. de Voltaire, que nous prépare-t-il ?

Balbastre sauta sur l’occasion.

— Il continue à s’échauffer contre les Anglais, non seulement parce qu’ils sont nos ennemis, mais parce qu’ils ont publié que leur Shakespeare était infiniment supérieur à notre Corneille. Notre grand homme le dit éloquemment : « Leur Shakespeare est infiniment au-dessous de Gille[54]. »

Le sarcasme restreint le jugement, risqua Nicolas. Il y a, dans cet auteur anglais, de bien belles pages et des morceaux émouvants qui prennent l’âme.

— Vous avez lu Shakespeare ?

— Oui, dans le texte original, chez mon parrain, le marquis de Ranreuil.

— Les commis de police lisent les auteurs, aujourd’hui ! s’exclama Balbastre.

Nicolas regretta aussitôt d’avoir, sans le vouloir vraiment, mis en avant le nom respecté d’un homme avec lequel, de surcroît, il avait rompu tout commerce. Le regard affligé de Pigneau lui fit mal. Pouvait-il trouver moyen plus vulgaire de se hausser ? Il avait bien mérité la pointe de Balbastre. M. de Noblecourt, qui sentit le malaise, dévia encore une fois le cours de la conversation en commentant le découpage de la volaille qu’il exécutait d’une main ferme et experte. M. de La Borde, qui n’avait cessé de regarder Nicolas avec bienveillance, seconda le vieux magistrat.

— Monsieur le procureur...

— Vous voilà bien cérémonieux ! Vous allez me demander quelque chose.

— Certes. Auriez-vous la bienveillance de nous faire les honneurs de votre cabinet de curiosités ?

— Comment ! Vous en connaissez l’existence ?

— La ville et la Cour la connaissent et vous en parlez vous-même assez souvent.

— Touché ! En vérité, ce n’est pas mon cabinet, mais plutôt celui de mon père qui l’avait commencé. Je n’ai fait que marcher sur ses brisées. Au cours de ses voyages, il a pris la manie d’acquérir tout ce qui lui semblait sortir de l’ordinaire. J’ai fait de même quand, à mon tour, j’ai voyagé.

La fin du repas se déroula sur cette promesse. Les conversations particulières s’organisèrent. Pigneau, qui connaissait les faiblesses de son ami et ses accès de mélancolie, parvint à lui faire comprendre que la remarque de Balbastre était plus étourdie que méchante. Les desserts avaient été servis en abondance, et tourtes, massepains, confitures et gelées couvraient la table. On servait les liqueurs et chacun se sentait envahi par la douce torpeur de l’après-dîner.

M. de Noblecourt frappa dans ses mains et invita ses hôtes à regagner la bibliothèque. Il se dirigea vers une porte ouvrant sur un cabinet. Il prit une petite clef attachée à la chaîne de sa montre et ouvrit. Tout d’abord, ses visiteurs ne virent rien, la pièce n’ayant pas de fenêtre. Il alluma deux chandeliers placés sur une petite table. Trois des murs étaient meublés de vitrines renfermant une foule d’objets étranges et disparates. Il y avait là, rassemblés, des coquillages, des végétaux desséchés, des armes anciennes, des porcelaines exotiques, des tissus sauvages, des pierres et des cristaux aux formes et aux couleurs inconnues. Plus inquiétants, des bocaux contenaient, dans des liquides troubles, des masses spongieuses et blanchâtres semblables à des larves informes. Mais ce qui attira davantage l’attention des visiteurs, ce fut un tableau en relief, encadré d’une bordure de bois travaillé et doré. Il représentait un cimetière dans l’obscurité de la nuit ; des cercueils entrouverts laissaient apparaître des corps en décomposition et des masses grouillantes de vers et de bêtes rampantes sculptées et ciselées dans la cire avec un tel naturel que l’ensemble semblait s’animer sous le regard.

— Mon Dieu, quelle est cette horreur ? demanda le père Grégoire.

M. de Noblecourt resta un instant songeur, avant de répondre :

— Mon père a beaucoup voyagé dans sa jeunesse, et notamment en Italie. Je m’en vais vous dire un conte. En 1656, naquit à Palerme, en Sicile, un dénommé Zumbo. Élève des jésuites à Syracuse, il fut frappé, tout jeune, par les décorations macabres qui ornaient les sanctuaires de la Compagnie, sans doute en écho à sa devise Perinde ac cadaver[55]. Prêtre, il devint rapidement expert dans la confection de tableaux de cires anatomisées. Vous en avez un ici sous les yeux. Ces théâtres de la corruption attiraient l’attention sur le spectacle de la mort afin de faire voir aux fidèles des scènes qui, dans la réalité, les eussent emplis d’horreur et de dégoût.

— Mais, demanda Pigneau, l’objet de tout cela ?

— Il s’agissait de stimuler le repentir et d’inciter à la conversion. Zumbo voyagea et travailla à Florence. Gênes et Bologne. À Florence, il fabriqua plusieurs théâtres de corruption, notamment un sur la vérole qui lui fut commandé par le grand duc Côme III dont le gendre, l’Électeur de Bavière, souffrait de cette maladie. En 1695, mon père le rencontra et lui acheta cette œuvre, Le Cimetière. Il travaillait à l’époque avec M. Des Noues, sur des têtes de cire et sur une femme morte en couches qu’il parvint à conserver sous la cire. Il était parvenu à rendre le naturel à la perfection en utilisant cette matière colorée. Il vint à Paris et fut reçu par l’Académie de médecine à qui il présenta ses travaux. En procès avec Des Noues qui prétendait être l’inventeur du procédé, il mourut à Paris en 1701.

Tous se turent, contemplant l’innommable sans plus prêter attention au reste des curiosités. Nicolas, moins frappé que les autres pour avoir été confronté à des réalités infiniment plus terribles, remarqua un grand crucifix posé contre l’une des vitrines. Il interrogea M. de Noblecourt qui sourit.

— Ah ! cela n’est pas une curiosité mais, comme je ne tiens pas à passer pour janséniste, j’ai mis ce présent à l’écart. Le croiriez-vous, c’est un cadeau du commissaire Lardin. Je ne le pensais ni si dévot ni aussi prosélyte. Je m’interroge toujours sur la raison de ce présent et sur le sens d’un petit message ésotérique qui accompagnait cette attention et dont je n’ai pas encore saisi la signification.

Il prit le papier enroulé autour du bois de la croix. Nicolas, avec stupeur, découvrit le pendant du message trouvé dans son habit rue des Blancs-Manteaux.

C’est pour mieux les ouvrir

Afin de rendre les paroles

— Voyez l’énigme, reprit Noblecourt. Ce Christ janséniste a les bras fermés, sans doute pour mieux ouvrir les cœurs ; c’est la traduction que je fais.

— Me laisserez-vous ce papier ? demanda Nicolas à voix basse.

— Faites, j’entends que tout cela peut avoir une importance.

La gaieté du dîner s’était évaporée. La visite du cabinet du vieux procureur avait ouvert la boîte de Pandore. Chaque invité semblait avoir revêtu un masque et s’être refermé sur lui-même dans la tristesse et le silence. Noblecourt eut beau faire pour retenir son monde, chacun finit par prendre congé. M. de La Borde salua Nicolas d’un étrange : « Nous comptons sur vous. » Après avoir promis à Pigneau et au père Grégoire de moins les négliger, le jeune homme demeura seul avec M. de Noblecourt, qui paraissait soucieux.

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54

Personnage du théâtre de foire.

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55

Semblable au cadavre.