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— Ces parties ne sont plus de mon âge, soupira-t-il. J’ai fait quelques excès. Je crains qu’un accès de goutte ne me menace et, avec lui, les reproches de Marion, qui aura raison, comme d’habitude. Je n’aurais pas dû céder à la curiosité de La Borde. J’ai lâché les diables et rompu le charme.

— Ne regrettez rien, monsieur, il y a des choses que certains ne peuvent regarder en face.

— Voilà de la sagesse. J’ai remarqué d’ailleurs que vous manifestiez peu d’émotion à ce spectacle.

— J’ai vu des choses pires qu’une représentation de cire et...

Marion venait de faire irruption, l’air scandalisé.

— Monsieur, il y a là un inspecteur Bourdeau qui demande notre Nicolas.

— Allez, Nicolas, dit le magistrat, mais prenez garde à vous, j’ai un mauvais pressentiment. Ce doit être la goutte. C’est la goutte !

XII

LE VIEUX SOLDAT

« La misère du soldat est si grande qu’elle fait saigner le cœur ; il passe ses jours dans un état abject et méprisé, il vit comme un chien enchaîné que l’on destine au combat. »

Comte de Saint-Germain

Bourdeau attendait sous la porte cochère. Il expliqua sans préambule à Nicolas les raisons du dérangement qu’il lui causait : Tirepot avait retrouvé la trace des deux suspects et lui avait envoyé un messager pour le prévenir qu’il filait les intéressés. Dès que sa chasse aboutirait, il se manifesterait. Son homme était déjà parti le rejoindre. L’inspecteur venait donc chercher Nicolas pour le ramener au Châtelet où toutes les informations convergeraient.

Nicolas approuva les dispositions de son adjoint et, pressé à son tour, voulut faire chercher une voiture. Toujours prévoyant, l’inspecteur lui désigna un fiacre qui attendait dans la rue. Ils regagneraient le bureau de permanence pour y attendre la suite des événements et revêtiraient un déguisement afin d’être prêts à toute éventualité. Nicolas prit sa cape et son tricorne avant de monter dans la voiture. Ils atteignirent rapidement leur destination dans le Paris presque vide de la fin d’un dimanche d’hiver, ne croisant que quelques groupes de masques qui menaient le charivari autour de bourgeois apeurés, ce qui fit souvenir à Nicolas qu’une semaine juste s’était écoulée depuis son retour de Guérande.

Assis à la petite table du bureau de permanence, Bourdeau raconta, par le menu, l’installation de Semacgus à la Bastille. Le chirurgien y avait été aimablement accueilli par le gouverneur qui le connaissait, ayant eu l’occasion de dîner avec lui chez M. de Jussieu. Il avait été établi dans une cellule vaste et aérée, pourvue de quelques meubles. Bourdeau était retourné à Vaugirard pour prendre les hardes et les livres dont Semacgus lui avait donné la liste. Catherine continuait à réconforter Awa maintenant persuadée qu’elle ne reverrait plus Saint-Louis. Il en avait profité pour vérifier que les scellés de la maison Descart étaient intacts et que personne n’avait tenté d’y pénétrer, l es mouches se succédaient d’ailleurs autour de la demeure du médecin. Quant aux rapports émanant de la rue des Blancs-Manteaux, Bourdeau en venait à douter de la raison ou du zèle de ses informateurs. Il n’était, en effet, question que de retour de Mme Lardin quand nul ne l’avait vue sortir, et de sortie quand nul ne l’avait vue rentrer. De ce côté-là, le mystère s’épaississait. Mauval avait été repéré, à plusieurs reprises, entrant dans la maison. Son résumé achevé, Bourdeau sortit sa pipe, la considéra pensivement, puis se consacra bientôt à la production d’une fumée épaisse qui obscurcit davantage la pièce que le couchant plongeait, peu à peu, dans l’ombre.

Nicolas ne parvenait pas à s’arracher à l’engourdissement dans lequel l’avaient plongé les délices de la table de M. de Noblecourt. Il revenait sans cesse sur sa maladresse, sur cet accès de prétention qui n’était, il le sentait maintenant, que la manifestation de ses propres incertitudes. Balbastre n’avait pas voulu le blesser et n’avait fait que hasarder un bon mot dans le cliquetis de paroles brillantes qui était le propre d’une société libre. Le jeune homme mesurait sa chance d’être invité à rencontrer des hommes de goût et de tact, reflets des prestiges d’une Cour policée. Revenant sur sa faiblesse, il mesurait le chemin qu’il lui restait encore à parcourir pour arriver à la maîtrise de lui-même et éviter que la première pique dirigée contre lui, le moindre froissement d’amour-propre, ne rouvre sa blessure. Il était conscient que cette blessure intérieure faisait partie de son être profond, et qu’il devrait vivre avec elle. Il n’avait jamais trouvé l’occasion de s’en ouvrir à quelqu’un. Il avait eu un début d’intention de se confier à son ami Pigneau, mais celui-ci, tout bienveillant qu’il fut, était déjà un homme d’Église, enclin à recevoir les confidences comme une confession. Il ne pouvait replacer la souffrance morale de Nicolas que dans l’ordre d’une foi qui tenait peu de compte des douleurs intimes ou, plutôt, qui engageait à les abîmer dans l’adoration de la Divinité.

Le travail de la digestion l’assoupissant, Nicolas se mit à rêver. Il se trouvait au château de Ranreuil, près des douves. Isabelle avait glissé sur l’herbe et était tombée dans l’eau ; elle flottait immobile au milieu des roseaux. Sur la rive, Nicolas tendait les mains vers la jeune fille, mais ne parvenait pas à bouger ; il hurlait son désespoir, sans qu’aucun son sortît de sa bouche. Le marquis surgissait alors, le visage déformé par la haine et tenant à la main un grand crucifix dont il tentait de frapper le jeune homme. Il sentit une vive douleur à l’épaule...

— Monsieur, calmez-vous, c’est moi, Bourdeau. Vous vous êtes endormi. Vous rêviez ?

Nicolas frissonna.

— Je faisais un cauchemar.

La nuit était tombée et Bourdeau avait allumé une chandelle qui répandait une lumière blême et filait en grésillant.

— Tirepot s’est manifesté, dit-il. Nos deux gaillards sont actuellement attablés dans une guinguette du faubourg Saint-Marcel, près du marché aux chevaux. Ils paraissent y avoir leurs habitudes. Il faut faire vite. J’ai prévenu le guet qui nous rejoindra.

Il tendit à Nicolas chapeau et hardes. Lui-même recueillit de la poussière sur le haut d’un bahut dont il se salit ensuite le visage. Il invita le jeune homme à en faire autant. Leurs figures avaient maintenant l’aspect de celles des petits ramoneurs savoyards. Nicolas reprit la défroque qui lui avait été si utile lors de sa descente à Vaugirard. Il voulut prendre une épée, mais Bourdeau l’en dissuada en observant que cette arme ne s’appariait pas avec sa tenue et que le petit pistolet dont il lui avait fait cadeau présentait toutes les garanties de sécurité et de discrétion. Leurs préparatifs terminés, ils s’embarquèrent dans le fiacre conduit par un aide de Bourdeau. L’inspecteur commanda le chemin le plus court qui consistait à franchir le pont au Change, traverser la Cité, rejoindre la rive gauche par le Petit Pont, avant de piquer sur la porte Saint-Marcel pour s’enfoncer dans le faubourg.