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Les cahots de la voiture replongèrent Nicolas dans son engourdissement ; il tentait de mettre un peu d’ordre dans ses idées. Quelque chose lui pesait, comme si son esprit tentait de lui faire passer un message qu’il ne parvenait pas à entendre. Il repassa dans sa mémoire le dîner de la rue Montmartre, dont la surprise avait été la découverte du nouveau message de Lardin, tout aussi incompréhensible que le premier. Il était difficile de s’expliquer la manière dont le commissaire avait souhaité se manifester auprès de deux de ses connaissances qui n’étaient pas ses proches et qui pouvaient avoir quelques raisons de se méfier de lui. Chez M. de Noblecourt, c’était par prudence et prétérition et, chez Nicolas, par éloignement de subordination. Il lui faudrait relire et comparer les deux messages. Il cherchait en vain à quel moment son malaise ou son interrogation avait pu naître, et sur quel détail son trouble présent s’appuyait. Il revivait la scène du cabinet de curiosités. Il revit l’étrange crucifix. L’objet lui rappelait confusément quelque chose et il se promit d’y penser à nouveau.

Bourdeau respectait son silence et continuait à s’envelopper de volutes de fumée. Avec intelligence, il semblait toujours comprendre le besoin de mutisme de son chef. La nuit était maintenant profonde et la ville pauvrement éclairée par des lanternes dont les chandelles étaient souvent éteintes par le vent. Nicolas avait entendu M. de Sartine réfléchir à haute voix sur les aménagements qu’il envisageait pour éclairer la capitale et mieux assurer la sécurité de ses habitants. Il s’élevait aussi contre la multiplication des enseignes et des auvents qui produisaient, sur le pavé des rues, d’immenses ombres portées, et créaient des zones obscures propices aux tire-laine, coupeurs de bourses et autres malandrins. De plus, les auvents, le plus souvent pourris par les intempéries, tombaient et provoquaient des accidents.

Le bruit de la voiture s’atténuait parfois quelques instants ; elle semblait rouler sur un tapis. Un remugle pénétrant signalait que le fiacre venait de passer devant la demeure d’un riche malade, dont les domestiques avaient répandu du fumier et de la paille, devant la porte, pour étouffer le bruit des carrosses. À d’autres endroits, des fondrières gelées s’effondraient et les glaces étaient aspergées d’eau boueuse. Ils croisèrent encore des bandes de masques qui bombardèrent la voiture de petits sacs emplis de farine, mais le carnaval toucherait bientôt à sa fin, le cœur n’y était plus et le Mardi gras marquerait le terme d’un incendie qui s’achèverait le mercredi des Cendres, avec l’entrée en carême.

Une fois franchie la limite de la ville, Nicolas eut l’impression de pénétrer dans un désert glacé. Le faubourg présentait là son aspect le plus sinistre. La faible lueur du falot dévoilait de grands murs qui, peu à peu, laissaient la place à des masses indistinctes. On devinait la présence d’établissements religieux ou hospitaliers, nombreux dans cette partie de la ville. Là où rien n’avait été bâti, l’imagination suppléait à la vision et recréait des zones abandonnées où des halliers fantômes couvraient le sol de taillis inextricables peuplés de ronciers griffus et givrés. De petits murets surgissaient, protégeant des vergers, des jardins ou des chantiers. La circulation avait cessé. Soudain, une bête de nuit palpita contre la glace du côté de Nicolas, en picora sauvagement la surface, puis disparut. Il songea au pressentiment de M. de Noblecourt et, dans le même temps, il sentit l’angoisse de Bourdeau, qui frémissait à ses côtés.

Le messager de Tirepot les avait précédés ; il intercepta leur voiture près du cimetière Sainte-Catherine. La taverne où ils devaient se rendre se trouvait à quelques pas de là, rue du Cendrier. Leur guide leur désigna une grande masure faiblement éclairée, en retrait de la voie. Ils s’en approchèrent quand, venant du derrière d’une charrette effondrée près d’une pile de bois, une voix connue héla Nicolas.

— Vous voilà enfin ! murmura Tirepot. Je gèle à vous attendre. Fais semblant de donner ton eau. Les deux compères, un vieux soldat nommé Bricart et son complice, Rapace, un ancien boucher, sont à la table d’angle, à droite de l’entrée. Méfiez-vous, le lieu est mal famé.

Nicolas feignait de se rajuster.

— Le guet est prévenu et va arriver. Toi, tu restes à l’écart. Je ne veux pas que tu sois vu. Tu files, maintenant.

Nicolas rejoignit Bourdeau, qui travaillait son rôle. Il se mit à boiter en enfonçant son grand chapeau.

— Donnez-moi le bras et dissimulez votre visage. Gare à la lumière.

Ils poussèrent la porte du cabaret. La salle était plongée dans une semi-obscurité. Les poutres du plafond bas étaient noircies par les fumées. Sur un sol inégal de terre battue, une dizaine de tables de bois peint, entourées de bancs mal équarris, constituaient tout le mobilier. Çà et là, quelques chandelles de mauvais suif prodiguaient une lumière incertaine. Des chiffonniers, des mendiants et deux rabouilleuses de barrières qui, jupes haut troussées, se chauffaient les reins devant la cheminée où brûlait un feu pauvre, formaient une assemblée disparate. Le cabaretier était en train de casser du sucre et, de temps en temps, il remuait un bâton dans le grand pot de la crémaillère où bouillonnait un mélange épais de rebuts bigarrés et de racines. Une des épaves humaines s’approcha et, après avoir payé son écot, reçut une écuelle pleine de ce mélange accompagnée d’un morceau de pain noir mêlé de son. Rapace et Bricart paraissaient plongés dans une conversation animée. Les pots de vin s’accumulaient sur leur table. Bourdeau, titubant, poussa Nicolas dans un coin sombre, à gauche de la cheminée. La place avait été habilement choisie ; elle permettait une vue générale de la salle, de son entrée, mais aussi de ses issues vers l’arrière. L’inspecteur frappa du poing sur la table et, d’une voix éraillée, appela l’hôte qui s’approcha pour prendre commande. Deux écuelles de soupe et un cruchon d’eau-de-vie furent réclamés et payés tout aussitôt. Bourdeau posa sa pipe et cracha copieusement sur le sol.

— Monsieur, dit-il à voix basse, le verre d’eau-de-vie se boit d’un coup, la tête rejetée en arrière. Le pain, vous l’émiettez dans la soupe. La cuillère, tenez-la à pleine main. Vautrez-vous sur la table et faites le plus de bruit possible en mangeant. Vous finirez l’assiette en la portant à vos lèvres. Soyons prudents, nos tournures ne nous protègent pas de regards un peu sagaces. Nous allons nous régaler !

Il lui fit un horrible clin d’œil.

Nicolas vit arriver la pitance avec inquiétude. Il se souviendrait longtemps de cette journée au cours de laquelle il était passé des sommets de l’an culinaire aux ignominies des morceaux d’arlequins. Bourdeau l’encouragea du regard. Il s’efforça de suivre ses conseils et s’affala sur le bois crasseux de la table. Le pain plongé dans le brouet se désagrégeait lentement et de petits morceaux de paille montaient à la surface. La première cuillerée le fit presque défaillir et il dut retenir un haut-le-cœur qu’il noya aussitôt d’une lampée d’alcool. Le « réconfortant » du père Marie, au Châtelet, était toute douceur et suavité en comparaison du fleuve de feu qui inonda sa poitrine. Il décida de procéder autrement. Il prit son courage à deux mains, porta l’écuelle à sa bouche et avala son infâme contenu ; il le fit suivre d’un nouveau verre. Bourdeau contenait avec peine son fou rire. Il avait, pour sa part, choisi une méthode plus hypocrite ; chaque cuillerée était suivie d’une quinte de toux effroyable et de crachements successifs sur le sol. Nicolas finit par être gagné par la gaieté de son compagnon. Une fois calmé et agréablement échauffé par l’eau-de-vie, il se dit qu’il n’avait guère, jusque-là, prêté d’attention à l’inspecteur, que leurs relations, toutes amicales et confiantes qu’elles fussent, se cantonnaient aux seules préoccupations du service. Jamais il ne s’était interrogé sur le passé de Bourdeau, les raisons de sa vocation policière ou sa vie familiale. Il se sentit saisi d’une curiosité immédiate envers un homme qui ne lui avait jamais marchandé ni son aide ni sa bienveillance. Il saisit l’occasion de ce moment d’attente pour tenter de rattraper le temps perdu.