Выбрать главу

— Bourdeau, dit-il à voix basse, vous ne m’avez jamais dit comment vous étiez entré dans la police ?

L’inspecteur demeura silencieux un moment sans dissimuler la surprise que cette question lui causait.

— Sans doute, monsieur, ne me l’avez-vous jamais demandé.

Une nouvelle pause s’établit durant laquelle Nicolas réfléchit sur le meilleur moyen de relancer son propos.

— Vous avez encore vos parents ?

— Ils sont morts tous les deux, à peu de temps l’un de l’autre. Cela fera bientôt vingt ans.

— Que faisait votre père ?

Il sentait Bourdeau plus détendu.

— Mon père était valet de chiens à la vautrait[56] du roi. Autant qu’il m’en souvient, il tenait fort à honneur sa fonction. Jusqu’à son accident, il y fut très heureux.

— Son accident ?

— Une bête noire acculée lui a ouvert la jambe, alors qu’il s’était jeté au secours d’un des chiens les plus appréciés du roi. On dut la couper, de crainte de la gangrène. Son courage ne fut guère payé en retour ; on lui en voulut de ne pas avoir sauvé le chien, décousu lui aussi... Impotent, il dut se retirer dans son village sans vétérance ni pension. Il végéta alors, éloigné de la chasse qui était toute sa vie, et séparé du roi, son idole. Je l’ai vu dépérir de chagrin. Il ne se pardonnait pas d’avoir laissé mourir un chien. Le roi avait grondé et n’avait eu ni un regard ni un geste pour l’homme blessé. Ainsi sont les grands...

— Le roi ne savait pas.

— C’est ce qu’on dit toujours. Ah ! si le roi savait ça... Nicolas, nous servons la justice et nous obéissons, mais en tant que citoyen je puis avoir mon opinion particulière. Le roi est aussi un homme comme les autres, avec ses défauts et ses caprices. Mon père avait été frappé, tout jeune, de sa fureur de tuer. Il y a une quarantaine d’années, quand il débutait, il fut témoin d’une scène si marquante qu’il la contait volontiers, encore qu’elle ne fut pas à l’honneur de son dieu. Le roi avait alors douze ou treize ans et goûtait fort une biche blanche qu’il avait nourrie tout faon. Elle s’était accoutumée à lui si gentiment qu’elle mangeait dans sa main. Un jour, l’envie le prit de la vouloir tuer. Il ordonna de la conduire à la Muette. Là, il la fît éloigner, la tira et la blessa. La pauvre bête, affolée et gémissante, accourut vers le roi, cherchant sa protection. Il la fit derechef éloigner et la tua.

Nicolas fut surpris de la froide passion de Bourdeau.

— Sentant sa fin approcher, poursuivit celui-ci, mon père se résigna, lui qui n’avait jamais rien sollicité pour lui-même, à adresser une supplique à Mgr le duc de Penthièvre, grand veneur de France[57], et le plus honnête homme du royaume. Peu avant la mort de mon père, il me fit venir à Paris où, après des études à Louis-le-Grand, je fis mon droit. Le produit de la vente de la petite maison de mes parents, que le prince compléta généreusement, me permit d’acheter mon office d’inspecteur et conseiller du roi. Ainsi, ce qui fut défait par un Bourbon fut réparé par un Bourbon. Mais vous-même, monsieur, comment expliquez-vous votre prodigieuse carrière ?...

Nicolas sentit l’ironie.

— Comment avez-vous pu bénéficier de l’appui de M. de Sartine à un point tel qu’il vous mandate et que vous agissez en son nom avec des pouvoirs supérieurs à ceux d’un commissaire ? Ne vous méprenez pas sur ma curiosité. Mais puisque vous me faites l’honneur de la vôtre, permettez-moi d’en user tout aussi franchement avec vous.

Nicolas était pris à son propre piège, mais il ne le regrettait pas. Il estimait Bourdeau sincère et pressentait que cette conversation ne ferait que les rapprocher l’un de l’autre. Mais c’était un autre Bourdeau qui se révélait, plus profond et plus grave.

— Il n’y a pas de mystère et mon histoire n’est pas si différente de la vôtre, répondit-il. Enfant trouvé, sans aïeux et sans fortune, j’ai été recommandé à M. de Sartine par mon parrain, le marquis de Ranreuil. Depuis, tout s’est enchaîné sans que j’intervienne de mon propre chef, sinon par mon zèle à remplir avec soin les tâches que l’on attendait de moi.

Bourdeau sourit.

— Vous voilà bien philosophe, vous posez les questions sans donner les réponses. Ce n’est pas moi qui mettrais en doute vos propos. Mais comprenez que votre situation étonne, qu’on glose au Châtelet et que certains s’interrogent. On vous croit membre d’une loge maçonnique.

— Ah ! ça... Mais pourquoi ?

— Je croyais que vous saviez que M. de Sartine était lui-même affilié à la loge des Arts Sainte-Marguerite.

— Certes non, je suis bien éloigné de ces choses.

En vérité le bonhomme simple que Nicolas avait cru

bien connaître jusque-là apparaissait sous un jour nouveau. Nicolas prit conscience de l’incongruité de la situation. Depuis son retour de Bretagne, il s’était laissé porter par les événements. Il n’avait pas senti combien ses relations avec l’inspecteur s’étaient insensiblement transformées. Il avait lui-même accepté cette dérive sans se poser de questions et sans déplaisir. En dépit de ses inquiétudes et de sa conviction d’être, à certains moments, un objet dans les mains du lieutenant général de police, il avait surmonté cette ambiguïté en obtenant, du moins le croyait-il, la totale confiance de son chef. Pouvait-on passer aussi vite du statut d’outil à celui de confident ? Il préférait ne pas s’interroger là-dessus, se consacrant tout entier à l’action. Cependant, il se rendait bien compte que Bourdeau n’était pas un simple commis et qu’il lui avait fallu une grandeur d’âme peu commune pour accepter qu’un jeune homme, un apprenti, devienne, pour ainsi dire, son maître. L’inspecteur avait toléré, lui, l’homme d’expérience, de s’effacer et d’accepter ses ordres. Nicolas se dit qu’il avait sans doute négligé de veiller à ce que ce renversement hiérarchique s’opérât avec tout le tact et la délicatesse nécessaires. Il ne devait pas oublier cette leçon que Bourdeau venait de lui donner. Il se souvint que l’usage de son prénom, naguère habituel entre eux, avait laissé la place à un « Monsieur » déférent, plus conforme à leurs nouvelles relations. Il demeurait toutefois convaincu que l’inspecteur avait, pour lui, un réel attachement, auquel répondait, de sa part, une estime vraie. Il  se promit de veiller à la lui prouver, d’autant plus que c’était lui-même qui avait réclamé Bourdeau comme adjoint à M. de Sartine.

вернуться

56

Équipage de chasse pour le sanglier.

вернуться

57

1725-1793, fils du comte de Toulouse, lui-même fils légitime de Louis XIV. Il succéda à son père dans cette charge en 1734.