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— Bourdeau, je vous ai cru mort ! Dieu soit loué, vous êtes sauf et je vous dois la vie.

— N’en parlons plus. M. de Sartine ne m’aurait jamais pardonné de n’avoir point tenu ma parole de vous protéger et je ne me le serais pas pardonné à moi-même.

— Mais Bourdeau, expliquez-moi ce miracle.

— En fait, monsieur, chaque fois que je pars pour une expédition qui peut se révéler dangereuse, je porte un chapeau de ma fabrication.

Il lui montra son grand feutre Régence. Une calotte de fer en tapissait le fond, retenue par un filet de soie.

— Mais le coup de feu ?

— Toujours le chapeau ! Mon petit pistolet, frère jumeau de celui que je vous ai donné, est fixé sur le côté, derrière l’aile droite. On ne fouille jamais un chapeau. Inutile de vous dire qu’il y faut quelque accoutumance et que j’ai beaucoup tiré à la cible pour obtenir un résultat dont je suis assez fier. Le seul risque c’est qu’on ne peut compter que sur un coup et que ce miracle agencé n’est pas à répétition. Mais je vous ferai faire un chapeau pour aller avec le pistolet.

— Mais pourquoi n’avoir pas tiré aussitôt ?

— C’eût été bien risqué ! J’ai parié sur la suite et vous m’avez bien aidé en tombant sur Bricart. Que faisons-nous, maintenant ? Nous attendons le guet ?

— Il ne devrait pas tarder. Mais j’ai une surprise pour vous, Bourdeau.

Nicolas prit la torche et s’approcha de la voiture remisée.

— Mais vous saignez, monsieur ?

— Cette canaille m’a rouvert ma blessure à la poitrine, ce n’est rien. Voyez plutôt ce cabriolet. C’est celui de Semacgus. Le cheval a déjà dû être vendu.

Il ouvrit la porte de la voiture. La lumière frappa d’un coup la tapisserie beige de la banquette. Une large tache de sang séché l’inondait. Elle avait débordé jusqu’au sol où elle s’étendait en mare noirâtre. On avait massacré ou transporté un corps saigné à blanc dans ce cabriolet. Les deux hommes contemplaient cette horreur.

— Je crois bien que nous ne retrouverons pas Saint-Louis vivant, dit Bourdeau.

Nicolas reprit l’initiative des opérations.

— Dès que les archers seront là, qu’ils procèdent à une fouille minutieuse de la grange et du terrain. Un mutisme absolu devra être observé sur la mort de Rapace. Ce cabriolet devra être ramené au Châtelet, où Semacgus aura à le reconnaître. J’emmène Bricart pour un premier interrogatoire. Je rendrai compte, dès demain matin, à M. de Sartine. Bourdeau, je me fie à vous pour qu’ici les choses se déroulent comme il convient. Dès que vous avez terminé, rejoignez-moi. Je crains que nous ne dormions guère cette nuit !

La mouche de Tirepot apparut, suivie d’un exempt et d’une troupe d’archers. Les choses se déroulèrent comme l’avait ordonné Nicolas. Au moment de partir, il marcha sur Bourdeau à qui il tendit la main.

— Mon ami, merci.

Le retour sur Paris fut léger au cœur de Nicolas. Les signes multipliés d’un danger mortel avaient pris désormais un autre sens. L’avenir, jusqu’alors incertain, paraissait ouvert. Même la présence à ses côtés d’un criminel avéré ne pouvait distraire Nicolas d’un sentiment de soulagement, auquel s’ajoutait la satisfaction d’avoir rendu justice à Bourdeau. L’épreuve l’avait trempé comme l’eau du torrent la lame de l’épée rougie au feu. La mort, dont il avait senti l’odeur avec l’haleine de Rapace, s’était éloignée pour longtemps, le laissant comme lavé et plus assuré en lui-même. Il renaissait et regardait les choses autrement. Le fiacre, la douleur même de sa poitrine et la neige qui tombait lui procuraient jubilation et reconnaissance. Il rit, car aux chimères noires succédaient les chimères blanches, et, incorrigible, il venait encore de passer des unes aux autres. Il baigna dans cette euphorie jusqu’à l’arrivée au Châtelet.

Après s’être changé, Nicolas vint retrouver son prisonnier qu’il souhaitait interroger sur-le-champ. Il avait souvent observé qu’un prévenu pris à chaud possédait moins de défenses et que celles-ci apparaissaient plus tard, après réflexion, quand le criminel avait édifié une forteresse de certitudes et de dénégations. Nicolas s’était procuré, auprès du geôlier, une bouteille d’eau-de-vie. Son intuition lui conseillait de prendre Bricart avec douceur, se réservant de souffler le chaud et le froid et de s’engager dans une autre voie si la première menait à une impasse.

Quand il entra dans la cellule, il fut frappé de la transformation de Bricart. La lanterne qu’il avait apportée éclaira le vieux soldat assis sur la planche. Son faisceau le montrait tassé sur lui-même, presque chauve, le teint cireux ponctué de taches brunes. Ce visage tavelé et couturé de vieilles cicatrices accusait le poids des ans. Les yeux ternes étaient injectés de sang et la lèvre inférieure pendait, tremblante. Nicolas fit refermer la porte sur eux et délia les mains du prisonnier. Il emplit d’eau-de-vie une tasse de terre et la lui tendit. Après un temps d’hésitation, le vieux soldat avala d’un trait l’alcool. Il s’essuya la bouche du revers de sa manche.

— Vous voilà bien seul, à cette heure, dit Nicolas, votre camarade n’est plus là pour vous soutenir. C’est sur vous seul que vont peser désormais de graves accusations. Si vous voulez m’en croire, il ne vous reste qu’une chose à faire : décharger votre conscience.

L’homme ne réagit pas.

— Prenons les choses au commencement. Bricart, c’est votre nom de guerre ? Comment vous appelez-vous ?

L’autre hésitait. D’évidence, il pesait le pour et le contre pour savoir s’il se cantonnerait dans le silence ou si l’envie de soulager son angoisse en parlant l’emporterait.

— Jean-Baptiste Lenfant, né à Sompuy en Champagne, dit-il enfin.

— En quelle année ?

— J’ai jamais su. Le curé disait « l’année du grand froid et des loups ».

— Vous avez été soldat ?

Bricart redressa la tête. Il se transforma à vue et, après avoir réclamé de quoi boire, se laissa porter par un flot de paroles précipitées dans lesquelles toute sa vie repassait. Oui, il avait été soldat et longtemps même, jusqu’à cette foutue blessure, sur le champ de bataille de Fontenoy. Il avait été tiré au sort, à vingt ans, pour la milice royale. C’était pas de chance, il aurait pu passer au travers. Il revoyait encore le départ de son village. Beaucoup de ses camarades pleuraient et criaient qu’on les menait périr. Les mères étaient là, qui se tordaient les mains. Il avait encore dans le nez l’odeur des uniformes puants qu’on disait, à voix basse, avoir été ceux des morts de la guerre précédente. Il sentait toujours le poids du havresac trop lourd qui tirait le dos en arrière et sciait les épaules. Un long chemin commençait dans la boue de l’hiver pour rejoindre le régiment ou la forteresse. Les galoches partaient en morceaux, le chausson s’effilochait et, à l’arrivée au bivouac, les pieds étaient en sang. Certaines recrues ne résistaient pas, d’autres se mutilaient. Pour tous, il y avait le chagrin, la séparation d’avec leurs proches et le mal du pays qui tuaient l’espérance. Puis les jours avaient succédé aux jours. L’habitude était venue, avec des moments heureux au milieu des souffrances. Il y avait les camarades, les beuveries, le pillage qui tournait en maraude, les ventrées de volailles et de fruits volés et les filles de ferme ou de cabaret.