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Enfin, Nicolas en revenait toujours à Semacgus. Se pouvait-il que la passion l’ait conduit jusqu’au crime ? Louise Lardin était-elle sa complice ? Ou Descart ? Tout était possible, et le pire, car tout était lié inextricablement. L’incertitude lui faisait battre le cœur.

Pour se calmer, il se mit à écrire un rapport circonstancié à M. de Sartine, pour le cas où il ne pourrait l’approcher le lendemain. De fait, cet exercice lui permit de remettre ses idées en ordre. Certaines choses n’affleuraient pas encore dans sa conscience. Il cherchait à retrouver le fil du dialogue avec Bricart, ce qui l’avait frappé au passage, ce qui manquait au récit et les impressions fugitives qui l’avaient traversé. Il somnolait, la plume à la main, quand Bourdeau apparut avec la mine particulière qui était la sienne quand il était porteur de nouvelles.

— Bourdeau, vous allez m’apprendre quelque chose...

— Oui, monsieur. Nous avons, au cours de notre fouille...

— Retrouvé une charrette et deux tonneaux ensanglantés.

Bourdeau sourit.

— Compliments, monsieur. Bricart a parlé.

— Oh ! ne vous réjouissez pas trop vite. Ce qu’il m’a dit ne simplifie rien et rend notre tâche plus ardue. Pas d’autres découvertes ?

— L’endroit est plein d’objets, volés sans doute. J’ai fouillé Rapace. À part des brimborions, je n’ai trouvé qu’une montre cassée en laiton.

Bourdeau lui tendit un grand mouchoir qui. dénoué, laissa apparaître quelques sols, une petite tabatière en bois noir, une main de ficelle et la montre en question. Nicolas s’engagea aussitôt dans le récit de l’interrogatoire de Bricart. Trois heures sonnèrent bientôt et ils décidèrent d’aller prendre un peu de repos. Nicolas se fit reconduire en fiacre jusqu’à la rue Montmartre.

Lundi 12 février 1761

Sa nuit avait été brève. Dès six heures, il était debout. Après une rapide toilette, il descendit à l’office où Marion, effarée, l’aida à refaire ses pansements. Il prit le temps de boire un chocolat avec un pain fraîchement sorti du four. La vieille gouvernante lui conta que M. de Noblecourt avait subi la veille, selon ses prévisions, un fort accès de goutte. Il avait été contraint de rester dans son fauteuil, le pied enveloppé de ouate. Ce n’est que sur le matin qu’il avait pu s’allonger et prendre un peu de repos. Selon Marion, ce n’était pas tant sa gloutonnerie qui était en cause que le vin blanc, que ce bavard assoiffé avait bu en quantité. Elle avait, par expérience, remarqué son effet néfaste sur la santé de son maître.

Nicolas gagna à pied la rue Neuve-Saint-Augustin. Il éprouvait une joie d’enfant à imprimer la marque de ses pas dans la neige de la nuit, encore intacte et propre. Arrivé à l’hôtel de Gramont, il demanda à un valet si le lieutenant général de police était visible, et il fut introduit presque aussitôt. M. de Sartine, en robe d’intérieur, fixait une grande armoire ouverte emplie de dizaines de perruques. Nicolas savait que c’était sa joie, chaque matin, d’admirer et de manier sa collection.

— Pour me déranger si matin, je ne doute pas, Nicolas, que vous m’apportiez ce que j’attends ? Ne vous effrayez pas. je plaisante. Si c’était le cas, je le saurais déjà.

— Non, monseigneur, mais j’ai avancé. Je suis plusieurs pistes.

— Plusieurs ? Cela signifie que vous n’en tenez aucune d’assurée ?

— Il serait plus exact de dire que nous sommes en présence de plusieurs intrigues qui se recoupent.

Il le mit succinctement au courant des dernières données de l’enquête. Le lieutenant général l’écoutait. le dos tourné, occupé à coiffer d’une petite brosse d’argent l’un de ses trésors.

— Vous me la baillez belle, monsieur, dit soudain Sartine. Tout est clair. Semacgus est entre vos mains, et suspect, de surcroît, dans les deux affaires. Les présomptions s’accumulent, pour ne pas dire les preuves...

Il se retourna d’un seul mouvement et compléta sa pensée.

— Si tout est lié et si Lardin est mort, on devrait facilement retrouver ce que vous savez.

— Je crois, monsieur, que rien n’est simple dans cette enquête et je doute que Bricart m’ait dit toute la vérité.

— Agitez la question et, au besoin, faites-la-lui donner.

— C’est un vieux soldat...

— C’est surtout un gibier de potence. Or donc, pas de sensibilité ni pour lui ni pour Semacgus pour lequel je connais votre amitié. N’oubliez pas que le roi et l’État sont en cause. Laissez la sensiblerie à nos amis les philosophes qui dénoncent chez nous ce qui prévaut dans les États des princes étrangers auxquels ils réservent leur encens et dont ils attendent des pensions. Au fait, Bourdeau m’a parlé de vos comptes. J’ai donné ordre à mes bureaux de vous déléguer de nouveaux fonds. N’économisez pas, l’enjeu est trop grand. Allez, Nicolas. Il vous reste peu de temps, mais il me paraît que vous avancez. Remerciez Bourdeau de ma part de vous avoir conservé à nous.

Nicolas revint au Châtelet tout empli des propos de M. de Sartine. Devait-il faire donner la question à Bricart ? La décision lui revenait, et cela ne laissait pas de le tourmenter. Il avait déjà assisté à des séances — cela, comme d’autres choses, avait fait partie de son apprentissage de magistrat de police et il savait que bien peu de patients la supportaient et qu’ils étaient conduits trop souvent à de faux aveux. Il se rappelait avoir eu un long débat avec Semacgus à ce sujet. Le chirurgien estimait que la douleur excessive ôtait toute raison à ceux qui l’éprouvaient et que la question, inhumaine en soi. devrait être abolie comme tous les excès commis par des hommes sur leurs semblables. Nicolas n’avait pas trouvé d’arguments convaincants pour répondre à ces propos qui sapaient en lui des convictions peu assurées. Le pire était d’imaginer Bricart torturé, le corps enflé par l’eau avalée de force ou sa jambe unique emprisonnée entre des planchettes. On ne pourrait même pas enfoncer les coins... Que le vieux soldat fût un criminel, Nicolas le supposait, mais il ne parvenait pas à l’imaginer autrement qu’en jeune recrue arrachée aux siens. Ce n’était aujourd’hui qu’un vieil homme éprouvant peut-être des remords, mais Nicolas voyait l’adolescent éperdu que la milice royale était venu prendre et jeter dans les horreurs de la guerre.

Cette réflexion le mena jusqu’au Châtelet où il trouva Bourdeau achevant d’écrire son rapport sur les événements de la nuit. Quand il leva son regard sur Nicolas, celui-ci fut frappé par la gravité inhabituelle de son expression.

— Monsieur, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. Bricart s’est pendu cette nuit dans sa cellule. Le geôlier a découvert la chose en faisant sa ronde ce matin.

Nicolas resta un moment sans voix.

— Il s’est pendu avec quoi ? bredouilla-t-il enfin. Il avait été fouillé à l’écrou...

— Une sangle de cuir.

Bourdeau se détourna devant l’expression d’horreur de Nicolas. Celui-ci se revoyait en train de délier les mains du prisonnier. À l’issue de l’interrogatoire, il avait oublié cette longue sangle de cuir tombée à terre. L’étroit rayon de sa lanterne l’avait empêché de la voir.