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— Que lui avez-vous fait ? hurlait-elle. Vous vous trompez, insensés, ce n’est pas lui ! Il n’y est pour rien.

Elle écumait et tout son corps s’arquait.

— Qui alors ?

— L’autre, le lâche, l’ordure, celui qui me voulait, puis ne me voulait plus ! Celui qui avait des scrupules, des états d’âme, comme il disait. Qui ne voulait pas tromper son ami ! Ah ! l’honnête homme qui couchait avec la femme de celui à qui il devait tant. Lui qui est venu à notre rendez-vous. Il était au bordel, avec Lardin et Descart, chez la Paulet, une vieille amie, vous savez. Il est venu tard et honteux, dans mes jupes. Il en avait besoin. Il ne pouvait se passer de moi. Il croyait Lardin en goguette. Alors, il est resté. Mais Lardin est rentré plus tôt que prévu, ils se sont battus et Semacgus l’a étranglé. Après, que voulez-vous que je fasse ? La femme, le mari, l’amant... J’étais complice, c’était la mort assurée. On a déshabillé le corps et on l’a traîné dans le souterrain. Il suffisait d’attendre que les rats aient tout nettoyé. Après, on se débarrasserait de ce qui resterait. Un petit sac d’os à jeter dans la Seine, de nuit. Il a fallu écarter cette mégère de cuisinière qui mettait son nez partout. Je l’ai chassée au plus vite, avant qu’en bas... Ensuite, on a mis le sanglier : l’odeur de l’un couvrait l’odeur de l’autre. Je suis innocente. Je n’ai rien fait. Je n’ai pas tué.

— Ainsi, selon vous, c’est le docteur Semacgus qui, surpris par votre mari, l’aurait tué au cours d’une rixe ?

— Oui.

Nicolas pensa jouer sa carte maîtresse.

— Mauval est donc innocent ? Alors pourquoi s’accuse-t-il ?

— Je ne sais pas. Pour me sauver. Il m’aime. Je veux le voir. Lâchez-moi !

Elle tomba en pâmoison. Ils l’étendirent sur la table et Nicolas lui frotta les tempes avec du vinaigre. Comme son malaise persistait, il ordonna qu’elle fut immédiatement conduite à la Conciergerie[66] où des soins lui seraient prodigués.

Bourdeau, qui avait tout entendu depuis l’escalier du caveau, reparut. Nicolas le sentait impatient de commenter les révélations de Louise Lardin.

— Ça a marché, dit-il, mais le résultat fait naître autant de questions qu’il en pose.

— Vous avez observé, Bourdeau, qu’elle prétend que Lardin a été étranglé. Ce n’est qu’après l’ouverture du corps et son examen attentif que nous connaîtrons la vérité. Nos constatations qui font soupçonner l’usage du poison ne sont d’ailleurs peut-être pas contradictoires avec ce qu’elle nous a dit. Rappelez-vous les conclusions de Sanson sur la mort de Descart, empoisonné puis étouffé. Il y a là un rapprochement que les faits confirmeront ou pas. Si c’était le cas. Semacgus serait en fort mauvaise posture. Il pouvait tuer ici tout autant qu’à Vaugirard. Rien ne permet de l’innocenter dans les deux cas et les mobiles existent tant pour Descart que pour Lardin. Encore que, pour Descart, la rivalité et la controverse entre médecins sur l’usage de la saignée paraissent peser bien léger dans la balance...

— Vous oubliez que Descart l’accusait d’avoir tué Saint-Louis.

— Non, mais dans la version que j’examinais, Saint-Louis n’était pas mort, mais complice de son maître.

— Et Mauval, dans tout cela ?

— Son action se fait sentir partout. Il est à l’affût dans une chasse que je ne suis pas autorisé à évoquer, mais qui n’est pas de petite importance dans cette affaire.

— Oh ! je sais bien, dit Bourdeau avec ironie, que vous êtes dans les confidences des puissants et que notre enquête ne tend pas seulement à élucider la mort de Lardin. Notre police a ses brebis galeuses, je comprends que M. de Sartine ne souhaite pas voir les choses s’ébruiter. C’est pourquoi vous êtes brutalement sorti du cadre des règles habituelles.

Nicolas ne répondit pas. Il préférait que l’inspecteur se satisfît d’une hypothèse qui n’était pas très éloignée de la vérité, mais qui laissait dans l’ombre l’affaire d’État qu’il avait l’ordre formel de ne pas ébruiter. Bourdeau, de son côté, même s’il ressentait un peu d’aigreur de la discrétion de son chef, avait suffisamment d’expérience et de discipline pour ne pas lui en tenir rigueur. Nicolas regrettait de ne pouvoir l’associer à cette partie essentielle de l’enquête dans laquelle les talents de l’inspecteur eussent été fort utiles, mais il comprenait le souci du lieutenant général de ne pas divulguer inutilement des faits où apparaissait le nom du roi. Le jeune homme n’aimait pas le perpétuel contrôle de lui-même que lui imposait cette discrétion nécessaire, dont il comprenait qu’elle constituerait désormais un élément de sa vie. Ce constant effort l’éprouvait. Il en subissait les effets avec mélancolie, mais y puisait aussi des forces nouvelles. Il y avait lu depuis longtemps la ligne directrice de son destin ; d’ailleurs le secret était un des éléments de sa personnalité profonde. Il avait à la fois besoin des autres et le souci de ne pas les laisser empiéter sur sa vie. Comme certaines bêtes craintives, son premier mouvement était de reculer quand on tentait de se rapprocher de lui trop brutalement. Il n’avait pas choisi son métier, mais si ses qualités s’y développaient c’était sans doute qu’il correspondait à ses talents profonds.

Le cadavre fut placé dans une bière et transporté à la Basse-Geôle afin d’y être examiné. Un messager fut dépêché à Sanson.

Nicolas, qui souhaitait convaincre Bourdeau que la leçon reçue à l’occasion du suicide de Bricart n’avait pas été perdue, décida qu’ils iraient tous les deux interroger Semacgus à la Bastille. Après avoir donné l’instruction à un exempt de maintenir Louise Lardin au secret, ils reprirent leur voiture pour se rendre à la forteresse royale. En chemin, Nicolas réfléchissait aux meilleurs moyens à employer pour interroger Semacgus. Deux écueils étaient à éviter : s’en laisser conter par un homme qui avait sur lui le privilège de l’âge et de l’expérience, et les sentiments d’amitié qu’il pouvait porter à un prévenu soupçonné désormais de deux meurtres.

Considérant distraitement l’animation de la rue où apparaissaient déjà, sur les façades des maisons, les décorations destinées à embellir la Cité lors de la procession du Bœuf gras, Nicolas, Parisien de fraîche date, savait pourtant que ce défilé de l’animal paré de fleurs, de rubans et de mille ornements, donnait souvent fil à retordre à la police, par les excès et les licences qu’il permettait à la populace. La procession panait de l’apport-Paris[67] proche de la Grande Boucherie, en face du Châtelet, et allait saluer le Parlement en l’île de la Cité. Elle revenait ensuite à son point de départ, où l’animal était abattu et débité. Mais il arrivait aussi que les garçons bouchers, organisateurs de la fête, soucieux de la faire durer, n’attendent pas le Jeudi gras pour défiler et commencent leurs réjouissances dès le mardi ou le mercredi en circulant en dehors de l’itinéraire initial, dans d’autres quartiers de la ville.

Ils parvinrent bientôt en vue de la Bastille. À leur gauche, la place de la Porte Saint-Antoine menait vers le faubourg. Ils bifurquèrent vers la droite pour longer les fossés. Nicolas frémit en découvrant les quatre énormes tours qui donnaient sur la ville. Ils durent franchir plusieurs portes au bout du pont qui conduisait à l’entrée principale de la prison d’État. Bourdeau, bon connaisseur des lieux, se fit reconnaître du corps de garde et du geôlier en chef. Celui-ci tendit une main froide et humide à Nicolas, qui retint un mouvement de recul devant ce personnage bigle et un peu crapoussin[68]qui se déhanchait en marchant. Il prit une lanterne et les entraîna vers l’une des tours.

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66

Où étaient emprisonnés les prévenus dans une affaire crimi­nelle.

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67

Lieu d’arrivée des bêtes sur pied pour la subsistance de la capitale.

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68

Personne courte, grosse et mal faite.