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— Décidément, toute cette famille s’égayait !

Bourdeau toussa et, d’un geste, demanda la parole.

— Vous avez dit « cette fois ». Qu’entendez-vous par là ?

— Qu’à l’accoutumée, je la retrouvais dans sa chambre.

— Vous aviez donc la clef de la porte d’entrée ?

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

Bourdeau fit un pas en avant et se pencha vers le chirurgien.

— Alors qu’avez-vous dit ? Il serait temps, monsieur, que vous cessiez d’égarer la justice. Elle peut être bonne fille, mais ses retours sont féroces et sa main est sur vous.

Semacgus regarda Nicolas, mais celui-ci approuvait d’un long mouvement de tête les propos de son adjoint.

— À vous dire vrai, j’entrais par les Blancs-Manteaux. par une porte du jardin. Je ne vous en avais pas parlé auparavant, le détail ne me semblant pas d’importance. Louise m’avait demandé d’être discret à ce sujet.

— Les Blancs-Manteaux ? rugit Bourdeau. Qu’ont-ils à voir avec les Lardin ?

— Les caves du couvent communiquent avec celles de la maison. Le jour, vous pouvez entrer par l’église, qui est ouverte. La nuit, par la porte du jardin dont j’ai la clef. Il suffit alors de rejoindre une chapelle désaffectée, vous descendez dans la cave, passez sous la rue et remontez dans le caveau de l’office.

— Et ce matin-là ?

— Louise m’a expliqué qu’en raison de la neige qui venait de tomber, il était plus prudent de ne pas emprunter la voie habituelle. C’est pour cela qu’elle m’attendait.

— Cela ne vous a pas surpris ? La chose était imprudente.

— Je vous rappelle que j’étais en cape et masqué et qu’on pouvait me prendre pour Lardin. D’autre part, l’argument était fort, car le commissaire pouvait lui aussi rentrer par le couvent et remarquer les empreintes sur la neige.

— Lardin connaissait donc ce passage. Qui d’autre ?

— De la maison ? Personne. Ni Catherine, ni Marie Lardin, ni Nicolas, qui y a pourtant vécu, ne partageaient ce secret. Aucun d’eux n’avait remarqué la chose, j’en suis persuadé.

Nicolas ne répondit pas. Il laissait Bourdeau mener l’interrogatoire. Il lui devait bien cela, et il n’était pas mécontent d’être à même de réfléchir sans avoir à intervenir.

— Pourquoi nous avoir dissimulé ce détail avec autant de constance ?

— C’était le secret des Lardin et j’avais donné ma parole.

— Savez-vous, monsieur, si le commissaire Lardin connaissait votre intelligence de ce passage secret ?

— Certes pas.

— À quelle heure êtes-vous ressorti, et par quelle voie ?

— Vers six heures, comme je l’ai déjà dit à Nicolas, et par la porte d’entrée.

— Ne risquiez-vous pas, restant si tard au logis, d’être surpris par le mari ? Avez-vous rapporté à Mme Lardin la querelle du commissaire avec Descart au Dauphin couronné ?

— Elle m’avait assuré qu’il ne rentrerait pas de la nuit et qu’elle avait, par mesure de précaution, tiré les verrous intérieurs du caveau et de la porte d’entrée. Ainsi Lardin, survenant à l’improviste, devait-il nécessairement être contraint à user du heurtoir pour se faire ouvrir. Elle avait même prévu de justifier cette précaution inhabituelle par sa crainte de voir surgir des groupes de masques excités. Certains poursuivent parfois leurs mauvaises farces jusqu’à l’intérieur des demeures.

— Mais pourquoi bloquer le passage du caveau ? Il était peu vraisemblable et même quasi impensable que les masques surgissent par cette issue réputée secrète. Son mari lui en aurait fait la remarque.

— C’est vraiment peu connaître les femmes que de poser la question. Son idée n’était pas d’imaginer l’incongruité de l’arrivée des masques par le caveau. Les portes fermées — et, assurément, elles l’étaient — lui donnaient un sentiment de sécurité. Je ne crois pas nécessaire de relever des contradictions qu’elle ne ressentait pas elle-même. Et puis, je vous rappelle, dussé-je être peu galant, qu’elle avait à ce moment-là d’autres, disons, pensées en tête... Mille regrets, j’interromps ce suave entretien, voilà Phoebus qui me vient visiter.

Semacgus se précipita vers la fenêtre et y colla son visage. Un rayon de soleil frappait la muraille à cet endroit et il le laissa jouer sur lui avec volupté.

— C’est le seul moment de soleil, expliqua-t-il. J’en profite pour soigner mes feux volants. Il me faudrait un repère. Quelle heure est-il ? On m’a pris ma montre au greffe et le soleil est trop fugitif pour dresser un cadran utilisable.

Nicolas se rappellerait plus tard avoir agi comme un automate, poussé par une irrépressible impulsion. Il fouilla fébrilement dans sa poche d’habit et en tira le paquet des objets trouvés sur Rapace. Il en sortit la petite montre en laiton et, sous le regard intrigué de Bourdeau, il la tendit sans un mot à Semacgus. À peine celui-ci l’avait-il reçue qu’il poussa un cri et se jeta sur Nicolas qu’il saisit par les épaules.

— Où avez-vous trouvé cette montre ? Je vous en supplie, dites-le-moi.

— Pourquoi cette question ?

— Il se trouve, monsieur le policier, que cette montre, je la connais bien, que cette montre c’est moi-même qui l’avais achetée pour l’offrir à Saint-Louis. Il jouait avec elle comme un enfant et ne cessait de s’émerveiller à l’entendre sonner. Et voilà que vous me la remettez sous les yeux. Je vous répète ma question : où Pavez-vous trouvée et où est Saint-Louis ?

— Rendez-moi cette montre, dit Nicolas.

Il s’approcha de la fenêtre et examina l’objet avec attention. Il réfléchissait si vite et si ardemment qu’il entendait son cœur battre. Tout s’éclairait. Comment n’avait-il pas compris cela plus tôt ? Et dire que cet indice capital donnait dans la poche de son habit et qu’il aurait pu ne pas y songer, le laisser de côté et ne jamais savoir. La petite montre de laiton était brisée et ses aiguilles bloquées marquaient minuit et quatre minutes. On se retrouvait donc face à un éventail de possibilités très étroit. Soit la montre était déjà hors d’usage, soit elle avait été cassée au cours d’un certain événement, ou ultérieurement. Si Saint-Louis, contrairement au dire de Bricart, avait été tué à la place de Lardin près de sa voiture, la montre pouvait avoir été brisée lors du meurtre. Or si elle s’était arrêtée à minuit quatre, il était tout à fait impossible, et les témoignages abondaient, que Semacgus fut l’auteur de l’assassinat puisqu’à la même heure il était au Dauphin couronné. Nicolas dévidait à une vitesse folle les conséquences de cette découverte.

C’est Semacgus lui-même qui, ignorant qu’ils en étaient informés, venait de leur révéler l’existence du passage des Blancs-Manteaux, même si la chose lui avait été un peu arrachée. Il est vrai que ces confidences pouvaient être aussi des tentatives de dévoiement. Nicolas avait appris à ne pas sous-estimer l’intelligence du chirurgien de marine. D’autre part, la complexité des meurtres de Descart et de Lardin pouvait conduire aux conclusions les plus contradictoires. Il regarda Semacgus qui s’était rassis. Il paraissait éprouvé et soudain vieilli. Nicolas eut pour lui un mouvement de compassion qu’il se retint d’exprimer. Il restait une dernière carte à jouer : il en ressentait l’amère nécessité.