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— Semacgus, je dois vous informer d’un autre fait très grave. Le corps du commissaire Lardin a été retrouvé, ce matin, dans le souterrain de la rue des Blancs-Manteaux, à demi dévoré par les rats. Louise Lardin vous accuse expressément de l’avoir tué. Il vous aurait surpris dans vos ébats et vous vous seriez battus.

Semacgus releva la tête. Il était pâle et accablé.

— Cette femme ne m’aura rien épargné ! soupira-t-il. Je n’ai jamais vu Lardin ce matin-là. Je ne suis pour rien dans sa mort. Je vous dis la vérité. J’éprouve l’impression de n’être point entendu et de parler dans le vide. Vous n’avez pas répondu à ma question, où avez-vous trouvé cette montre ?

— Dans la poche d’un misérable qui, de surcroît, détenait votre voiture ensanglantée. Nous devons vous quitter, Semacgus. Ne craignez rien : si vous êtes innocent, justice vous sera rendue. Bourdeau et moi, nous vous le garantissons.

Il s’approcha de Semacgus et lui tendit la main.

— Je suis désolé pour Saint-Louis, mais j’ai peu d’espoir qu’on le retrouve vivant.

Ils sortirent, impatients de quitter la Bastille où le chirurgien paraissait être, avec son geôlier, la seule personne vivante. Ils avaient hâte de retrouver l’air libre et d’échapper à l’oppression du lieu. Le froid et le soleil revenu leur firent du bien.

Nicolas fut heureux d’apprendre que l’inspecteur partageait son sentiment. Il avait lui aussi noté le caractère toujours ambigu des propos de Semacgus. La distance ironique qu’il n’avait jamais cessé de prendre avec cette affaire depuis son début ne pouvait que lui nuire. Seul l’attachement jamais démenti à son serviteur nègre ne faisait pas de doute. Mais rien dans ses déclarations ne conduisait à mettre en cause leur bonne foi. Cependant, ajoutait Bourdeau, c’était toujours la même histoire avec ce diable d’homme. On lui aurait donné son billet de confession sans hésiter quand bien même mille questions sans réponses pouvaient susciter le soupçon. Tout concourait ainsi à en faire, suivant le moment ou l’humeur, le plus habile des imposteurs ou le plus maladroit des innocents.

Nicolas éclaira Bourdeau sur l’incident de la montre. Il estima que le plus sage était de maintenir Semacgus au secret tant que les conditions de la mort de Lardin n’étaient pas éclaircies. Bourdeau observa que Mauval devrait être au moins interrogé mais n’insista pas, au grand soulagement de Nicolas. Celui-ci aurait dû entrer dans des détails qu’il ne pouvait donner.

Tout en devisant, il songeait que, si l’affaire Lardin s’éclairait avec la découverte du corps du commissaire, il n’en était pas de même de celle des papiers du roi. Et qu’en était-il des messages laissés par Lardin ? En retrouverait-on de nouveaux, et destinés à qui ? Avaient-ils été rédigés avant ou après sa disparition ? À quels motifs répondait leur distribution à ses proches ? S’agissait-il de compliquer le jeu dangereux dans lequel il était plongé ? Nicolas ne pouvait s’ôter de l’esprit l’idée que ces messages étaient d’ordre testamentaire. Que le nom du roi y fut mentionné en révélait toute l’importance. Plus il y réfléchissait, plus il était convaincu que le nœud de l’énigme se trouvait là. Mais le risque était grand d’attirer l’attention sur cette recherche. Dans l’ombre grouillaient Mauval et son commanditaire et d’autres encore. Des ouvertures avaient sans doute été faites à des agents des puissances en guerre. Paris était plein d’espions anglais, prussiens et même autrichiens, les alliés de la France étant toujours avides de moyens de pression susceptibles de renforcer l’alliance et de peser sur les opérations.

Il restait aussi à retrouver Marie Lardin dont le rôle exact échappait au jeune homme. Il ne croyait pas trop à cette soudaine et providentielle vocation monastique, et il éprouvait de la pitié pour cette jeune fille, presque une enfant encore. Il se souvint de leur dernière rencontre nocturne dans l’escalier des Lardin. Le visage d’Isabelle se substitua à celui de Marie. Avait-il lu la lettre de Guérande comme il convenait ? Le cœur, il le savait déjà, ne faisait pas toujours bon ménage avec le style. Pourquoi les êtres éprouvaient-ils tant de difficultés à exprimer leurs sentiments ? Il se souvint d’une phrase de Pascal apprise au collège : « Les mots diversement rangés font un divers sens et les sens diversement rangés font différents effets[72]. » Ce qui lui avait paru, il y a peu, artificieux devenait soudain touchant de maladresse. Il préféra s’efforcer de chasser cette idée. Rien ne devait le distraire de sa tâche.

Bourdeau, le voyant si empli de sa réflexion et les yeux vides, s’était abstenu de le troubler. Mais déjà le bruit de leur voiture résonnait sous la voûte du Châtelet. Nicolas entraîna l’inspecteur dans le bureau de permanence. Le commissaire Desnoyers, du quartier Saint-Eustache, y consultait un registre. Il fallut attendre qu’il eût achevé.

— Nous voici à la croisée des chemins, dit Nicolas, il nous faut choisir la direction à prendre.

— Vous croyez que Saint-Louis a été tué ?

— Je ne crois rien. Je constate que la montre, que lui avait offerte son maître, était aux mains de Rapace et de Bricart. D’autre part, si les débris trouvés à Montfaucon ne sont pas ceux du commissaire Lardin, à qui appartiennent-ils ? Pourquoi pas à Saint-Louis ? Il nous faut réfléchir a partir de ce que nous savons et des éléments dont nous disposons. Que les restes soient ceux de son cocher n’innocente pas forcément Semacgus, bien au contraire. Rappelez-vous les accusations de Descart. Pour Lardin, l’accusation de sa femme est formelle. Je crois que la procédure suivra son cours, et nous n’échapperons ni pour elle ni pour Semacgus au recours à la question préalable. Il y a trois morts en cause.

— Et l’assassinat de Descart ?

— Même chose. Si le moment de la mort de Lardin peut être précisé, celui-là au moins pourra être mis hors de cause, ce dont il n’a que faire vu son état. Vous avez fait chercher Sanson ?

Bourdeau acquiesça.

— Alors nous pourrons innocenter Lardin qui avait tout motif, lui aussi, de supprimer le cousin de sa femme. Quant à Semacgus et à Louise, rien ne permet d’écarter leur culpabilité. Reste à déterminer les raisons qui ont poussé le mystérieux assassin à mettre à sac la maison du docteur à Vaugirard.

— Et Mauval ? Vous oubliez toujours Mauval...

— Je l’oublie d’autant moins qu’il est mêlé à tout, je le répète.

— Il paraît jouir d’une impunité extravagante.

— Aussi bien ne pourrons-nous le frapper qu’à coup sûr. Il ne faut jamais rater un serpent, on ne retrouve pas l’occasion de le détruire. Pour le moment, je dois réfléchir et rendre compte à M. de Sartine des derniers événements. Vous, Bourdeau, pressez Sanson et faites-moi rapport dès que possible. Vérifiez que Louise Lardin est maintenue au secret et que son cachot est dûment gardé. Qu’on n’aille pas me la supprimer !

Au moment où ils allaient se séparer, le père Marie apparut. Une jeune femme d’un genre « un peu raccrocheuse[73] » demandait Nicolas pour « une affaire grave et urgente ». Nicolas ordonna qu’on la fit entrer et pria Bourdeau de demeurer. Nicolas reconnut aussitôt la Satin. La cape brune dont elle était enveloppée dissimulait à peine la tenue légère fort décolletée et les fines chaussures de bal. Le fard de son visage était tombé et sa face était rougie de froid ou d’émotion. Nicolas la prit par le bras et l’invita à s’asseoir. Il fit les présentations. Bourdeau alluma sa pipe.

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72

Pensées, I-23.

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73

L’une des classes de la prostitution parisienne.