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— Que fais-tu ici, Antoinette ?

— Voilà, Nicolas, répondit-elle d’une voix plaintive connue une enfant, tu sais que je travaille chez la Paulet. Ce n’est pas une mauvaise femme, elle a ses bons côtés. L’autre soir...

— Quel soir ?

— Il y a deux jours. J’étais dans le couloir du grenier où je portais du linge à sécher et j’ai entendu pleurer dans une pièce inoccupée. J’ai cherché à savoir qui était là, mais la porte était fermée à clef. Que pouvais-je faire ? J’ai préféré ne pas m’en mêler. Moins m t’occupes des affaires des autres, mieux tu te portes. Mais le lendemain, j’ai été forcée de m’y intéresser. La Paulet m’a fait appeler, et elle m’a offert de son ratafia personnel. Tu sais, elle est très portée sur le remontant. Elle a été fort belle dans son temps, elle a eu des marquis, et maintenant elle ne supporte pas de se voir dans un miroir et...

— Que te voulait-elle, à la fin ?

— Elle a minaudé, m’a susurré des gentillesses, et finalement m’a demandé un service. Elle avait reçu une novice.

— Une novice ?

— Oui, c’est comme cela qu’on appelle les nouvelles, les pucelles, celles qui n’ont pas encore servi et qui ne sont pas dressées. Ce sont des morceaux de choix recherchés par les maquerelles. C’est tout différent d’une gueuse qui fait accroire qu’elle a encore son principal. C’est une jeune fille saine qui ne risque pas de donner des épices[74] à celui qui l’aura. Il y a des amateurs pour cela, et des plus huppés. Et cette novice, la Paulet voulait que je la lui attendrisse, que je la prépare et la convainque d’accomplir le sacrifice. Elle refuse, paraît-il. et les menaces et les coups n’ont servi de rien. On avait pensé à moi pour la mener doucettement à l’assentiment total. Que pouvais-je faire ? La Paulet me promettait une bonne main[75] si je réussissais. Avant de répondre, j’ai réfléchi sur les bouts et les suites de tout cela. Ce qui m’a décidée, c’est que je pouvais peut-être aider cette pauvre fille. Et puis, je suis toujours resserrée d’argent pour le poupon et sa nourrice. Bref, la Paulet m’a menée au second, à la chambre où j’avais entendu pleurer, et la Paulet m’a laissée seule avec une pauvrette qui m’apparut de bonne famille. Elle m’a écoutée, mais n’a rien voulu entendre. Je la comprenais.

Elle s’est entièrement confiée. On l’avait enlevée de nuit, jetée dans une voiture et conduite ici. Elle n’avait rien vu ni compris de ce qui lui arrivait. Depuis, elle était entêtée de menaces afin de la faire céder. Sensible à mon ouverture et mise en confiance, elle m’a suppliée de faire quelque chose pour elle. J’ai d’abord refusé, c’était trop périlleux. Avec Mauval qui rôde tous les jours dans la maison et qui est, de fait, le vrai maître du Dauphin couronné, je risquais gros. Mais elle m’a assurée qu’elle me ferait protéger si elle parvenait à s’échapper. Quand elle a cité ton nom, j’ai cédé, certaine que tu ne laisseras pas Mauval me faire du mal. Il fallait que je vienne te trouver au Châtelet pour te prévenir qu’elle était en grand péril. Nicolas, il n’y a pas un moment à perdre. Elle doit être jouée au cours d’une partie de pharaon avec parolis[76] obligés par des amateurs rassemblés ce soir par Mauval !

Nicolas saisit son épée et l’accrocha à sa ceinture. Il fit signe à Bourdeau qui vérifiait déjà son pistolet.

— Père Marie, dit-il à l’huissier qui était demeuré à la porte, je vous confie Antoinette. Vous répondez de sa vie sur votre tête.

— Il y a plus mauvaise compagnie, sourit le concierge.

Nicolas et Bourdeau descendirent en courant les degrés du grand escalier. Leur fiacre était encore là. Le cocher fit partir l’attelage au grand galop.

XIV

TÉNÈBRES

« Nous lançâmes un chevreuil et tuâmes un loup à peu près comme les généraux gagnent des batailles, c’est-à-dire que nous courûmes au bruit, que nous vîmes l’ennemi étendu sur le carreau, que nous eûmes peur et que nous nous retirâmes en bon ordre. »

Abbé Barthélémy

Nicolas venait d’expliquer à Bourdeau la nature des relations qui le liaient à la Satin. L’inspecteur n’avait fait aucune remarque. La voiture avait dû ralentir car, en dépit des appels et de quelques coups de fouet, il était impossible de pousser l’attelage sans risquer de renverser des passants. Le trajet semblait interminable à Nicolas. Il retournait dans sa tête les dernières informations.

Ainsi Mauval détenait prisonnière Marie Lardin — car ce ne pouvait être qu’elle, la « novice » ! — et il allait la céder au plus offrant. Elle serait ensuite contrainte à se livrer à un commerce infâme ou, pire, emmenée de force dans les harems du Grand Turc, ou déportée dans les colonies d’Amérique. Il était patent qu’un complot visait à la faire disparaître et, avec elle, l’héritière de Lardin, mais aussi celle, inattendue, de Descart. Oui, vraiment, l’imbroglio avait été bien préparé ! Nicolas imaginait le moment où le notaire se serait enquis de Marie pour la faire entrer en possession de ses héritages. Personne ne l’aurait trouvée. Sans nouvelles de sa belle-fille depuis son départ précipité pour Orléans, Mme Lardin se serait inquiétée. La police de M. de Sartine était réputée, mais il pouvait survenir qu’un voyageur inconnu disparût sans laisser de trace. À l’autre bout de l’itinéraire prévu, on découvrirait, comme par hasard, un message ou une lettre fabriquée qui offrirait une apparence de vraisemblance à la vocation monastique de la jeune fille. Mais, au bout du compte, on s’égarerait en suppositions sur son sort. Peu à peu, le silence retomberait, et puis viendrait l’oubli.

Un haut-le-cœur secoua soudain Nicolas. Il dut ravaler l’acidité amère qui emplissait sa bouche. Son cœur se mit à battre la chamade tandis qu’une sueur froide couvrait son front. Bourdeau se tourna vers lui et le considéra. Aucun sentiment ne se lisait sur son visage placide.

Nicolas, qui tentait de surmonter son malaise, s’interrogea. une fois de plus, sur la nature profonde de son adjoint. Il y avait bien deux Bourdeau. L’un, épicurien jovial, bon père et bon mari, offrait l’apparence lisse d’un bonhomme attaché à la routine de son état et aux menus plaisirs d’une existence simple et banale. L’autre, plus profond, recelait une capacité de secret et même de dissimulation aiguisée par une longue pratique des criminels. Le jeune homme s’interrogeait sur le mystère des êtres. Le jugement sur un homme portait sur les apparences, mais il était difficile de découvrir la faille qui conduisait vers sa vérité propre. Depuis Guérande il était confronté constamment à cette question. La vérité ne transparaissait pas à travers l’innocence des visages. Le marquis de Ranreuil, Isabelle, Semacgus, Mme Lardin, Mauval et même M. de Sartine lui en avaient donné les preuves les plus éclatantes. Au mieux, les visages étaient des miroirs qui reflétaient vos propres interrogations. Ainsi toute confiance, toute amitié et tout abandon se heurtaient-ils au mur de glace des défenses adverses. Chacun était seul dans l’univers, et cette solitude était le lot de tous.

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74

Donner une maladie vénérienne.

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75

Pourboire.

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76

Obligation de doubler la mise.