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Il faut opposer et bander contre. » Je m’y essaye ! Malpeste, je vois que le récit de mes souffrances ne modère pas votre appétit ! C’est le fait d’une âme tranquille.

Nicolas releva la tête, confus de s’être laissé surprendre à bâfrer de la sorte. La nourriture chaude et savoureuse lui insufflait une énergie nouvelle.

— Mille regrets, monsieur. Les événements de la journée...

— ... vous ont donné une faim carnassière.

— Monsieur, puis-je solliciter votre avis sur tout cela ?

Le vieux procureur baissa la tête en plissant les yeux. Il paraissait plongé dans une profonde méditation. Ses bajoues s’étalaient autour du menton comme une fraise de chair.

— À vrai dire, fit-il en hochant la tête, rien n’est réglé. Cependant, vous disposez de beaucoup d’éléments qu’il vous reste à ordonner. Réfléchissez longuement aux circonstances de votre enquête. Pesez sur la balance impartiale de votre jugement les preuves et les présomptions. Et puis ensevelissez-vous dans un profond sommeil. L’expérience m’a souvent prouvé que la solution s’impose à nous au moment où on y pense le moins. Et pour dernier conseil, je vous dirai ceci : il faut mettre le feu aux poudres pour faire éclater la vérité. Si vous n’avez pas de feu, feignez d’en avoir.

Il regarda Nicolas avec une lueur d’ironie dans les yeux. Cette petite satisfaction fut payée d’une remontée de douleur qui le fit grimacer et pousser de petits gémissements. Nicolas comprit qu’il était temps de laisser reposer son vieil ami. Après lui avoir souhaité une bonne nuit, il regagna sa chambre. Allongé sur sa couche, il se mit à réfléchir. Tantôt le déroulement de l’affaire lui paraissait évident, tantôt ses différents aspects se bousculaient dans son esprit et brouillaient les pistes. Il ressassait sans fin les mêmes suppositions qui n’aboutissaient nulle part.

Pour se calmer, il décida d’examiner les trois messages laissés par Lardin. Il les étala sur le plateau du secrétaire à cylindre et les relut plusieurs fois. Les phrases dansaient et leur texte continuait à évoquer en lui quelque chose qu’il ne parvenait pas à fixer. Excédé, il mélangea les fragments de papier comme on mêle des cartes et les abandonna. Le sommeil l’emporta.

Mardi 13 février 1761

Une main hésitait au-dessus des cartons disposés sur le sol. Le front plissé d’attention, il essayait de reconstruire le mot chat. Il saisit une lettre, puis une autre, une troisième... Il leva la tête, l’air satisfait. Il avait pourtant oublié le t et le chanoine, comme un suisse d’église, s’impatientait en laissant retomber sa canne sur le dallage sonore de la cuisine. Il finit par lui désigner la lettre manquante. La voix familière lui dit : « Voilà qui est dans le bon ordre. » Mais déjà son tuteur remélangeait les cartons et lui donnait un nouveau mot à assembler. Nicolas, agenouillé, voyait les fortes galoches du chanoine et le galon élimé et taché de boue du bas de sa soutane. Fine chantait une vieille ballade en breton, tout en plumant une volaille. Il fut surpris de la musique grinçante qui accompagnait le doux murmure de la rengaine.

Ce fut alors qu’il s’éveilla. Il s’approcha de la fenêtre et tira les rideaux. De la rue Montmartre montait le son plaintif que lirait de sa vielle un Auvergnat vêtu d’une peau de mouton et accompagné d’un chien noir. Les paroles de son tuteur résonnaient encore dans la tête de Nicolas quand son regard se posa sur les trois papiers de Lardin étalés en désordre sur le secrétaire. Sans y prendre garde, il les mêla à nouveau et les considéra. Comment n’avait-il pas remarqué cela plus tôt ? Tout s’éclairait ou, du moins, une nouvelle piste s’ouvrait, qui ne pouvait qu’aboutir. La volonté qui avait poussé Lardin à laisser derrière lui ces messages énigmatiques trouvait désormais son explication. Mais rien, pour autant, n’était acquis. C’était tout au plus, comme dans un conte de Perrault, un caillou jeté sur le sentier.

Il fut prêt en un instant. Il se brûla en avalant à la hâte la tasse de chocolat que Marion s’était empressée de lui préparer. La vieille servante déplora le peu de temps qu’il lui avait laissé pour fouetter le breuvage. Cette opération était nécessaire, disait-elle, pour augmenter l’ampleur du velouté et dégager la quintessence des arômes. Marion avait depuis longtemps adopté le jeune homme, et les coings épluchés en commun l’automne dernier avaient marqué pour elle le début d’une complicité affectueuse. Elle lui avait donné sa confiance sans calcul, émue aussi du respect qu’il portait à son maître. Poitevin, qui partageait le penchant de Marion, obligea Nicolas, avec une douce fermeté, à quitter ses bottes. En un tournemain, il les nettoya puis les cira. Enfin, il en fit briller le cuir à grands coups de brosse réguliers et avec force salive. S’arrachant aux délices de la maison Noblecourt, Nicolas se plongea avec allégresse dans l’air vif de la belle journée glacée qui s’annonçait.

Il se rendit tout d’abord au Châtelet, où il écrivit un message à M. de Sartine. Il s’agissait de solliciter sa présence le soir même, à six heures de relevée, pour présider une confrontation générale. Après quoi, il s’entretint longuement avec Bourdeau. Il convenait de faire extraire Semacgus de la Bastille et Louise Lardin de la Conciergerie, de convoquer Catherine, la cuisinière, et bien entendu, la fille du commissaire. Pour l’heure, Nicolas, sans s’expliquer davantage, déléguait à son adjoint toute autorité sur les décisions ou les initiatives à prendre en son absence.

Cela précisé, il descendit à la Basse-Geôle et médita de longues minutes devant les restes trouvés à Montfaucon, qui avaient été rejoints, dans un congrès macabre. par les corps de Descart, Rapace, Bricart, Lardin et Mauval. Leur rassemblement offrait l’image terrible de la conjonction insensée de causes et d’effets que le vice, l’intérêt, la passion et la misère avaient finalement réduite à ce théâtre de corruption. Il lui fut pénible de revoir Mauval dont le visage, maintenant nettoyé, apparaissait serein et rajeuni. Quel concours tragique de circonstances avait conduit, dans ce dépositoire, des êtres si divers et si éloignés les uns des autres ? Il se pencha à nouveau sur l’inconnu du Grand Équarrissage, comme pour tenter de percer son secret et entendre de lui une confirmation. C’est dans cette attitude que le surprit Sanson. Leur conversation fut animée. Ils examinèrent le corps de Lardin, puis celui de Descart. De longs silences espaçaient leurs propos. Enfin, Nicolas quitta l’exécuteur des hautes œuvres après l’avoir convié à paraître à la séance présidée, le soir même au Châtelet, par le lieutenant général de police.