La journée de Nicolas fut riche en déplacements. Il avait pris une voiture et sillonna Paris d’un point à un autre. Il se fit tout d’abord conduire rue des Blancs-Manteaux. Il revisita avec soin la maison Lardin, puis franchit la Seine pour gagner l’étude de maître Duport, notaire de Descart mais aussi de Lardin. Il fut mal reçu, réagit encore plus mal et finit par obtenir ce qu’il était venu chercher. Il retraversa la ville pour s’enfoncer dans le faubourg Saint-Antoine. Il se perdit dans le dédale de ruelles et d’impasses du quartier des menuisiers. Après de nombreux détours, il dut s’enquérir de l’adresse recherchée auprès de passants aux informations contradictoires. Il réussit enfin à retrouver l’ébéniste dont le nom lui avait été fourni par la facture découverte dans la bibliothèque du commissaire Lardin. Le plus grand désordre régnait dans les papiers et les comptes de l’artisan. Après de longues recherches, celui-ci parvint enfin à renseigner Nicolas sur la commande en question. Son intuition confirmée, il s’accorda une pause dans une guinguette du faubourg, face à un de ces plats canailles qu’il affectionnait. Seule manquait à son bonheur l’amicale présence de Bourdeau, bon compagnon, toujours partant pour ce genre de ribote.
Ayant calmé sa fringale, Nicolas renvoya sa voiture et revint à pied par la rue Saint-Antoine. Au milieu de la foule d’artisans et de gagne-deniers, il laissa vagabonder son esprit. Parfois, le doute l’assaillait sur le bien-fondé de son initiative. Était-il suffisamment armé pour exiger avec autant de suffisance une comparution présidée par M. de Sartine ? Puis les propos de M. de Noblecourt lui revenaient en mémoire et le confortaient dans sa volonté d’aboutir. Il savait qu’il allait engager non seulement le dénouement de son enquête, mais aussi son avenir dans la police. Une erreur le rejetterait à jamais dans des fonctions subalternes, et cela d’autant plus que l’échec suivrait immédiatement son extraordinaire élévation. M. de Sartine ne lui pardonnerait pas un insuccès dont la responsabilité lui incomberait pour avoir confié une affaire aussi grave à un jeune homme inexpérimenté. Ce n’était pas tant la découverte de criminels qui importait pour le haut magistrat que la conclusion d’une affaire d’État touchant de près le souverain et la sûreté du royaume en temps de guerre. Il connaissait parfaitement les raisons particulières pour lesquelles son chef s’était engagé, peut-être légèrement, à lui faire confiance ; il se devait de ne pas le décevoir. Mais convaincu, au fond, d’avoir donné le meilleur de lui-même et cela au risque de sa vie, ses doutes appartenaient plus au domaine de la conjuration qu’à celui d’une crainte justifiée.
Il rentra au Châtelet sur le coup de cinq heures. Il se sentait dispos et déterminé. Ses délibérations avec lui-même se concluaient par une volonté d’action et d’aboutissement sans états d’âme superflus.
Bourdeau, inquiet de son absence, manifesta son soulagement de le voir, mais se garda de l’interroger sur l’emploi de sa journée. Il avait préféré soutenir la requête de Nicolas de vive voix, car il connaissait les réactions du lieutenant général quand il supposait que les égards dus à sa fonction n’étaient pas exactement observés. Nicolas reconnut encore une fois la sagesse de son adjoint.
M. de Sartine avait bien renâclé devant une proposition imposée, mais il s’était finalement laissé convaincre par les arguments de l’inspecteur : il ne regretterait pas une séance où tout devait s’éclairer.
Bourdeau regarda Nicolas qui ne manifesta ni approbation ni inquiétude devant cette formule. Il le félicita au contraire d’avoir agi de la sorte. Il convenait maintenant de préparer la salle. Avec l’aide du père Marie, il fit placer des escabeaux en rang dans le bureau du lieutenant général. Ce n’était pas encore la sellette des tribunaux, sur laquelle les prévenus étaient interrogés, mais cela y ressemblait et, disait-il, ajouterait à l’inconfort des participants. Il eut un long conciliabule avec Bourdeau, à la conclusion duquel le père Marie fut invité à se joindre. Ils entrèrent tous les trois à plusieurs reprises dans le bureau, comme pour repérer les lieux. À mesure que l’heure approchait. Nicolas s’exaltait, davantage.
Les suspects et les témoins arrivaient maintenant les uns après les autres pour être aussitôt enfermés dans des pièces séparées où il leur était impossible de communiquer. Six heures sonnaient au clocher voisin. Un pas pressé dans l’escalier de pierre annonça M. de Sartine, toujours exact. Il fit signe à Nicolas de le suivre dans son bureau. À peine entré il se précipita vers la grande cheminée où il se mit à tisonner le feu avec une sorte de rage. Le jeune homme attendit placidement qu’il eût sacrifié à sa manie.
— Monsieur, commença-t-il, j’apprécie fort peu de me faire dicter mes actes et ordonner ma présence dans mes propres bureaux. J’ose espérer que vous avez de bonnes raisons pour agir de la sorte.
— Je n’ai fait, monsieur, que suggérer l’organisation d’une séance que j’estimais si essentielle à notre enquête qu’elle ne pouvait se tenir en dehors de vous, répondit Nicolas avec déférence. Vous en avez d’ailleurs jugé ainsi pour y avoir accédé.
Son interlocuteur se radoucit.
— J’en accepte l’augure. Mais au moins, Nicolas, cela conduira-t-il à régler ce à quoi nous pensons tous les deux ?
— Je le pense, monsieur.
— Veillez, en tout cas, à demeurer discret sur ce point.
Il passa derrière son bureau et s’assit dans le grand fauteuil de damas rouge. Il tira sa montre et la consulta.
— Pressez les choses, Nicolas. Je suis attendu à souper et ma femme ne me pardonnerait pas d’y manquer.
— Je fais introduire nos gens sur-le-champ. Mais, quant à votre souper, monsieur, je crains que vous n’ayez à y renoncer...
XV
CURÉE
Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle
Voyez le jour pour le triomphe :
Que l’affreux désespoir, que la rage cruelle
Prennent soin de vous rassembler,
Avancez, malheureux coupables.
Semacgus parut le premier, plus rubicond encore qu’à l’accoutumée, mais impassible. Il fut suivi par la Paulet et la Satin. La première avait la mine basse, mais ses petits yeux perdus dans les replis de chair se déplaçaient comme ceux d’une bête aux abois. La seconde laissa percer sa surprise de se retrouver auprès du chirurgien de marine. Louise Lardin, en jupe grise et caraco noir, sans maquillage et sans perruque, semblait vieillie de plusieurs années. Quelques cheveux blancs apparaissaient déjà dans sa chevelure défaite. Marie Lardin, en deuil, serrait convulsivement un petit mouchoir. Catherine Gauss la soutenait, tout en fusillant du regard son ancienne patronne. Sanson entra comme une ombre et. debout, se confondit avec la muraille dans le retrait que formait l’angle de la cheminée. Bourdeau demeura devant la porte.
Les témoins prirent place sur les escabeaux prévus à leur usage. Le lieutenant général de police contourna le bureau et s’assit sur son rebord, balançant l’une de ses jambes et jouant avec un stylet d’argent. Nicolas, au centre de la pièce, les deux mains sur le dossier d’un fauteuil, lui faisait face. Le père Marie apporta deux flambeaux supplémentaires. Leurs lumières projetèrent la silhouette du jeune homme en une grande tache d’ombre au fond de la pièce.