— Expliquez-moi comment ils avaient pu être informés de leur existence ?
— Le complot, monsieur le lieutenant général, le complot. Lorsque Lardin, en accord avec sa femme, prépare la machination qui vise à éliminer Descart, il informe son épouse qu’il possède des papiers de haute valeur pour qui saura les négocier. Il lui précise qu’ils constituent la garantie dernière de leur impunité. Cependant, l’homme conserve encore quelques restes de prudence. Ces papiers, ajoute-t-il, il les a dissimulés dans la demeure de son cousin Descart. Où, en effet, seraient-ils mieux cachés que dans cette maison qui reviendra à Louise Lardin, son héritière naturelle et la femme de sa supposée victime ? Toutefois, il se garde bien de préciser à son épouse l’endroit exact où il a déposé les papiers.
— Nicolas, c’est prodigieux ! On s’y croirait ! Vous étiez derrière la porte et sous les lits, et vous avez tout entendu ? Sur quoi vous fondez-vous pour affirmer avec autant d’aplomb les détails de ce conte ? Et c’est pour cela que vous m’avez dérangé dans cette banlieue perdue ?
— Je me fonde, monsieur, sur mon intuition et ma connaissance d’êtres que j’ai eu l’honneur de démasquer. Or, il y a une chose impondérable et inattendue qui intervient dans cette mécanique bien huilée. Un petit grain de sable, une pierre d’achoppement...
— Ah ! oui, lesquels ? On croirait entendre un empirique !
— La conscience, monsieur, la conscience. Le commissaire Lardin avait longtemps été un serviteur hors pair de votre police. Il avait passé de longues années sous le harnais, donnant le meilleur de lui-même dans sa lutte contre le crime. Il lui en était resté quelque chose. Il n’était pas absolument assuré de la loyauté d’une femme dont il connaissait et acceptait les égarements. Il tolérait sa liaison avec Mauval, mais pouvait-il faire vraiment confiance à ce couple démoniaque engagé avec lui dans une entreprise mauvaise ? Peu importe, d’ailleurs, les raisons qui l’ont guidé. Cependant, je crois que, dans un sursaut de lucidité et de devoir, ou dans le pressentiment de sa fin prochaine, il a tenu à laisser une trace qui permette de retrouver les papiers dérobés. Cette trace, monsieur, est devant vous sur cette table.
Sartine bondit de son fauteuil et se mit à lire avidement les trois papiers déposés sur la table.
— Expliquez-vous, Nicolas. Cela n’a aucun sens et je n’y entends rien.
— Je dois d’abord vous raconter comment ces billets de la main de Lardin me sont parvenus. J’ai retrouvé le premier dans un de mes habits, le deuxième avait été adressé avec un présent à M. de Noblecourt, et le troisième confié à Marie Lardin avec recommandation de sa valeur. À première vue, l’ensemble n’est pas très éloquent.
— Et à seconde vue ?
— Ils sont très diserts, et je vais vous le prouver. Vous avez naturellement déjà noté qu’il est question de rendre son dû au roi.
— Et cela vous suffit ?
— Cela ne me suffit pas, mais cela m’entraîne. J’ai longtemps erré avant d’arriver à mes conclusions. J’ai beaucoup mélangé ces papiers comme le faisait mon tuteur le chanoine de certains petits cartons.
— Que vient faire votre tuteur dans cette histoire ? s’impatienta Sartine. Vous voulez me voir périr d’apoplexie ?
Inquiet, Bourdeau se recula dans l’ombre.
— Je les ai mélangés et remélangés, reprit Nicolas, qui disposait, dans un ordre différent, les billets de Lardin.
— Et que dois-je découvrir dans ce charabia ? dit Sartine. Sommes-nous ici pour des bouts-rimés, des rébus ou des anagrammes ?
— Considérez, monsieur, les lettres majuscules du début de chaque phrase. Que lisez-vous ?
— D... E... S... C... A... R... T... Ma foi, je lis Descart. Mais où cela nous mène-t-il ?
Cela nous mène ici, à Vaugirard. Ce n’est pas pour rien que le commissaire Lardin a usé de tant de stratagèmes pour que ces billets parviennent à leurs destinataires. Il entendait bien que leur secret serait découvert et qu’il orienterait les recherches vers cette maison.
— Comment pouvez-vous penser que le seul mot de Descart va nous conduire à ce que nous recherchons ?
— Grâce, monseigneur, au cabinet de curiosités de M. de Noblecourt.
— Allons, dit Sartine en s’adressant à Bourdeau, le voilà encore qui bat la campagne ! Il a été blessé hier, m’avez-vous dit ; c’est sans doute la perte de sang.
C’était au tour de Nicolas de manifester de l’impatience.
— Dans ce cabinet de curiosités si réputé à Paris...
— Et que je connais bien, enchaîna Sartine, pour avoir été la victime de l’innocente manie de notre ami qui ne résiste jamais à l’envie de dévoiler ses horreurs à ses hôtes à l’issue de ses agapes.
— Dans ce lieu étrange, monsieur, j’avais remarqué, il y a quelques jours, un grand crucifix d’ébène aux bras fermés. Un de ces objets jansénistes qui vous font refuser le billet de confession. Son aspect m’avait frappé. Il faisait écho dans ma mémoire à une image précédente. J’ai interrogé M. de Noblecourt. Le crucifix en question lui avait été offert récemment, à sa grande surprise, par le commissaire Lardin, et notre ami avait trouvé, enroulé autour de son socle, un billet, celui-là même que vous avez sous les yeux et qui commence par : « C’est pour mieux les ouvrir. » Or, lorsque j’ai perquisitionné la maison Lardin avec Bourdeau, j’ai découvert parmi les papiers du commissaire une facture d’un ébéniste du faubourg Saint-Antoine pour deux objets non précisés. Comme l’image de ce crucifix me poursuivait, j’ai fait des recherches pour retrouver l’artisan en question. Apres bien des détours, j’ai atteint mon but, et le bonhomme a retrouvé l’objet de la commande : deux crucifix d’ébène à Christ d’ivoire...
— Vous nous menez de Charybde en Scylla, dit Sartine. Je ne sais ce qui me retient de reprendre mon carrosse.
— La curiosité et l’espoir, monsieur, répondit Nicolas avec un sourire. L’artisan s’est lui-même déclaré surpris de la nature du travail qui lui avait été demandé pour l’un des objets en question, il s’agissait, selon lui, d’évider complètement le corps de la croix et d’y adapter un couvercle muni d’une fermeture à secret, une sorte de plumier où l’on pourrait dissimuler des bijoux, des louis, des pierres précieuses...
— Ou des lettres, poursuivit M. de Sartine, soudain calmé.
— Ou des lettres. J’avais donc un nom et j’avais un objet, même si l’artisan s’était refusé à m’en dévoiler le mécanisme. Cela aurait pu suffire mais je tenais à élucider le mystère des billets de Lardin. Reprenons, si vous le voulez bien. « Des trois une paire », je le traduis, avec un rien de liberté, par : « Pour la paire de crucifix, il y a trois messages. » « ht celui qui les ferme se donne à tous » désigne ce Christ aux bras fermés. La suite va de soi. « C’est pour mieux les ouvrir afin de rendre les paroles recherchées sans relâche et tout son dû au roi » : c’est ce Christ qui rendra les papiers du roi.