Выбрать главу

— Oh, pour ça, pas de problème. À bientôt !

Et c’est sur ces mots que leur meilleur biomathématicien les quitta.

6

Charlie Quibler avait à peine ouvert un œil quand Anna était partie travailler. Il se leva une heure plus tard, lorsque son propre réveil sonna. Il réveilla péniblement Nick, l’habilla, le fit manger, attacha Joe encore endormi dans son siège bébé pendant que Nick montait par l’autre portière de la voiture. – Tu as ton sac à dos ? Ton déjeuner ? Ce n’était pas toujours le cas. Enfin, ils partirent pour l’école de Nick, où ils le déposèrent, et rentrèrent à la maison pour s’effondrer sur le canapé, Joe n’ayant pas ouvert l’œil une seconde pendant tout ce temps. Une heure plus tard à peu près, il ouvrirait l’œil, affamé, et réveillerait Charlie en hurlant, ce qui marquerait le véritable début de la journée, réduisant tout ce qui précédait à un rêve pénible au scénario immuable.

Charlie dirait alors : « P’tit Joe et papa ! » Ou bien : « Joe et papa à la maison, c’est parti ! » Ou encore : « Et si on s’occupait du petit déjeuner ? Voilà ce qu’on va faire, tu vas jouer dans ton parc pendant une minute, le temps que je réchauffe un peu du Lait de Maman. »

Ça avait toujours marché comme un charme avec Nick, et il y avait des moments où Charlie oubliait et mettait Joe dans le vieux parc en plastique bleu, dans le salon, mais s’il avait le malheur de faire ça, Joe poussait un hurlement scandalisé à la seconde où il réalisait ce qui lui arrivait. Joe refusait d’être associé avec des choses de bébé ; le simple fait de le mettre dans le siège enfant, dans le porte-bébé ou dans la poussette produisait le même résultat, rigoureusement invariable. Quand une autre solution était possible, Joe rejetait le truc de bébé comme un affront à sa dignité.

Charlie gardait donc Joe avec lui, dans la cuisine, et Joe lui rampait entre les pieds, explorait la porte qui bloquait l’escalier, abrupt, de la cave. Évoluant, d’une façon générale, comme une boule de flipper humaine. Anna avait scotché du bull-pack sur tous les angles saillants. On aurait dit que la cuisine venait d’être livrée et n’avait pas été complètement déballée.

— Aïe, aïe, aïe ! Attention ! Ne fais pas ça ! Arrête ! Ton biberon sera prêt dans une seconde.

— Ba !

— C’est ça, biberon.

C’était satisfaisant, et Joe se laissa tomber sur son gros derrière juste sous les pieds de Charlie. Qui le contourna pour aller prendre un cube de lait d’Anna congelé dans le freezer et le mettre au bain-marie, sur la plaque électrique du fond. Anna conservait son lait dans des flacons de plastique récupérables, eux-mêmes remplis de sachets de plastique jetables bouchés avec des tétines en caoutchouc marron dans lesquelles Charlie avait percé plusieurs petits trous avec une épingle, et coiffées d’un capuchon de plastique pour les protéger de la contamination dans le freezer. Des microbes dans le freezer ? Charlie se mordait la langue pour ne pas poser la question à Anna. Il y avait un cahier de labo sur le plan de travail, où Charlie notait les heures des repas de Joe, et les quantités qu’il lui avait données. Anna disait qu’elle aimait savoir ces choses-là, que ça lui permettait de savoir combien de lait elle devait se tirer au travail. Charlie remplit donc le cahier pendant que l’eau commençait à bouillir, en pensant comme chaque fois que le but était avant tout de faire plaisir à Anna, et que s’il suffisait pour ça de lui fournir des rapports quantifiés, il aurait eu mauvaise grâce à le lui refuser.

D’une brève aspiration sur la tétine, il testait la température du lait décongelé lorsque son téléphone se mit à sonner. Il mit son oreillette et répondit.

— Salut, Charlie ! C’est Roy.

— Oh, salut, Roy ! Quoi de neuf ?

— Eh bien, on a ton dernier rapport, ici, et je m’apprêtais à le lire quand je me suis dit que j’allais d’abord voir ce qui m’attendait, comment tu avais résolu le problème du GIEC.

— Ah oui. Tous les nouveaux éléments un tant soit peu significatifs sont dans la troisième partie.

Le projet de loi sur lequel Charlie avait fait un mémo pour Phil stipulait que les États-Unis agissent conformément aux recommandations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

— Aurais-tu en quelque sorte enterré le passage selon lequel nous devrions nous conformer aux découvertes du GIEC ?

— Je ne pense pas que la croûte terrestre soit assez épaisse pour enfouir ça. J’ai essayé de le replacer dans un contexte qui le fasse paraître inévitable : l’environnement global auquel nous appartenons, le changement de climat indéniable, le fait que les Nations unies soient les mieux placées pour gérer les problèmes à l’échelle planétaire, et que nous ne pouvons pas faire autrement que de les soutenir, sans quoi le monde entier va cuire dans son jus, ce genre de choses…

— D’accord, mais ça n’a jamais marché jusque-là, hein ? Allez, Charlie, c’est l’année préélectorale de Phil, c’est sa mesure phare, et tu es son spécialiste du climat. S’il n’arrive pas à faire passer ce projet de loi auprès du comité, alors là, on est vraiment dans la merde !

— Ouais, je sais… Oh, une petite seconde !

Charlie aspira à nouveau un petit coup sur la tétine. Le lait était pratiquement à la température du corps.

— Un peu trop tôt pour biberonner, non, Charlie ? Qu’est-ce que tu bois, là ?

— Eh bien, je tète le lait de ma femme, si tu veux le savoir.

— Hein ? Qu’est-ce que tu racontes ?

— Je teste la température du biberon de Joe. Il faut décongeler le lait et le lui donner juste à la bonne température, sinon ça ne va pas.

— Quoi, tu bois le lait de ta femme au biberon ?

— Exactement.

— Et comment c’est ?

— Pas mal. Un peu léger, mais sucré. Un mélange puissant de protéines, de graisse et de sucre. L’aliment idéal, sans aucun doute.

— J’imagine, ricana Roy. Tu t’es déjà servi à la source ?

— J’ai essayé, évidemment. Qui ne l’a jamais fait ? Mais Anna n’aime pas ça. Elle dit que ça délivre un message confus, et que si je continue, elle va me sevrer en même temps que Joe.

— Ah, ah ! Ouais, il faut envisager le problème à long terme.

— Exactement. En réalité, la fois où j’ai essayé, Joe s’était endormi en tétant, et elle ne pouvait pas bouger, de peur de le réveiller. Elle sifflait et crachait comme une chatte en furie pour que j’arrête, mais pour que ça marche, il faut aspirer rudement fort. Bref, c’est un coup à prendre, et je n’y étais pas encore arrivé quand Joe s’est réveillé et m’a vu. On s’est figés, Anna et moi, pensant qu’il allait pétocher, mais il s’est contenté de tendre la main et de me tapoter la tête.

— Il avait tout compris !

— Ouais. C’était comme s’il me disait : « Je sais ce que tu éprouves, papa, et je vais partager cet incroyable filon avec toi. » Pas vrai, Joe ? dit-il en tendant à son fils le biberon de lait réchauffé.

Il eut un sourire en regardant Joe le prendre d’une main et le renverser en arrière, le coude tendu, comme Popeye s’envoyant une giclée d’épinards en boîte. Avec tous les petits trous que Charlie avait faits dans la tétine, Joe pouvait liquider un biberon en quelques minutes, et il semblait y prendre un plaisir gigantesque. L’afflux de sucre, sans doute.

— Mouais. Tu me fais l’effet d’un type un peu tordu, m’enfin, si c’est l’idée que tu te fais du bonheur domestique… Bon, en attendant, on compte sur toi, ici, et c’est peut-être la proposition de loi la plus importante que Phil fera au cours de cette session parlementaire.