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— Tu parles ! C’est beaucoup plus que ça ; franchement, c’est l’une des rares chances qui nous restent d’éviter le désastre absolu…

— Tu prêches un converti !

— J’espère bien.

— D’accord, d’accord. Bon, je lis ton papier et je te rappelle le plus vite possible. Je voudrais avancer sur le sujet. La présentation au comité est programmée pour mardi.

— Parfait. Je serai joignable au téléphone toute la journée.

— C’est noté. Je te rappelle. En attendant, réfléchis à la façon dont on pourrait enterrer le truc du GIEC encore plus profondément.

— Entendu. Mais regarde d’abord ce que j’ai fait.

— Sûr. Au revoir.

— Salut !

Charlie ôta son oreillette et éteignit la plaque chauffante. Joe finit son biberon, l’inspecta et l’envoya négligemment balader.

— Ben mon vieux, t’es un rapide, commenta Charlie, comme chaque fois.

Ces journées passées ensemble leur procuraient, à l’un comme à l’autre, la grande satisfaction de pouvoir faire et refaire toujours les mêmes choses, et de prononcer les mêmes paroles pour les commenter. Joe ne tenait pas autant aux rites et aux rythmes que Nick avant lui. En réalité, il appréciait une sorte de variation structurée, ou du moins c’est ainsi que Charlie voyait les choses, mais le plaisir de la répétition était toujours présent.

Il n’y avait pas à dire, ses garçons étaient très différents. Quand Nick avait l’âge de Joe, Charlie devait le tenir dans ses bras, la tête coincée au creux de son coude, pour lui donner son biberon, parce que Nick avait un curieux moment de rejet, même quand il avait faim. Il pleurnichait et refusait la tétine, peut-être parce que ce n’était qu’un substitut au téton maternel, peut-être parce que Charlie avait mis des mois à comprendre qu’il fallait percer beaucoup de trous supplémentaires dans les tétines. En tout cas, il refusait et se tortillait, tournant vivement la tête d’un côté et de l’autre, et plus il avait faim, plus il s’agitait, jusqu’à ce que, d’un sursaut, comme un poisson se jetant sur un appât, il frappe, se cramponne et se mette à téter désespérément. C’était une routine assez frustrante, une partie du bouleversement plus vaste, centré sur la perte de liberté, qui avait si violemment frappé Charlie la première fois, bien qu’il ait maintenant du mal à retrouver pourquoi. L’image de ces centaines de séances avec un Nick récalcitrant, repoussant son biberon, concrétisait à la perfection toutes les joies compromises et tous les agacements du papa poule qu’il était devenu.

Avec Joe, la vie était relativement moins compliquée. D’abord, Charlie était plus habitué, et Joe, même s’il était parfois difficile à sa façon, n’était pas du genre à cracher sur un biberon.

Il avait maintenant décidé de réessayer de passer par-dessus la barrière antichute pour pouvoir enfin plonger, la tête la première, dans l’escalier de la cave, mais Charlie se précipita pour le détourner de son projet et le cornaquer vers la salle à manger, ignorant ses hurlements de protestation tandis qu’il nettoyait le plan de travail de la cuisine.

— Ça va, ça va ! Du calme ! Allez, on va faire un tour ! On va faire un tour !

— Non !

— Allez… Oh, attends ! Mais c’est le jour du Gymboree ! Et ensuite, on ira déjeuner au parc, et puis on pourra faire un tour dans…

— NON !

C’était sa façon de dire oui.

Charlie dut se bagarrer pour le fourrer dans le porte-bébé. L’opération consistait essentiellement à contrôler ses jambes, ce qui n’était pas facile. Joe était costaud, un petit animal râblé, aux muscles compacts, et même s’il ne criait pas aussi fort que Nick, le maîtriser n’était pas une petite affaire.

— Le Gymboree, Joe ! Tu adores ça ! Et après on ira se promener, se promener dans le parc !

Et ils se mirent en route.

D’abord le Gymboree, situé dans un grand bâtiment juste sur Wisconsin. C’était un endroit où les enfants se retrouvaient entre eux quand ils n’allaient pas à la crèche. La séance durait une heure. Charlie avait toujours l’impression un peu déprimante de devoir payer pour permettre à son gamin de jouer avec d’autres enfants, mais c’était comme ça ; sans le Gymboree, tous ces gamins seraient restés chacun de son côté.

Joe disparut dans les tunnels d’une grande jungle d’agrès en plastique. C’était peut-être un substitut commercial à une communauté réelle, mais ça, Joe ne le savait pas. Tout ce qu’il voyait, c’est qu’il y avait plein de trucs pour jouer et pour crapahuter, et il vibrionnait autour des structures multicolores, rampait dans des tubes, grimpait sur des choses, ignorant les autres gamins au point de les traiter comme des parties amovibles du dispositif, ce qui posait parfois des problèmes.

— Oups ! Demande pardon, Joe. Pardon !

Et il filait, échappant à Charlie. Il n’y avait pas une seconde à perdre. Encore une fois, le contraste avec Nick n’aurait pas pu être plus frappant. Nick ne bougeait presque pas au Gymboree. Une fois, il avait trouvé une balle rouge, géante, et il était resté là, les bras passés autour, pendant toute l’heure de la séance. Toutes les mamans le regardaient avec compassion (ou non), et la monitrice, Ally, avait eu beau faire, elle n’avait pas réussi à l’intéresser à autre chose. Nick refusait obstinément de lâcher sa balle rouge mystique.

C’était embarrassant. Enfin, Charlie avait l’habitude. Le problème n’était pas seulement que Nick restait statique, ou l’hyperactivité de Joe ; c’était surtout que Charlie était toujours le seul papa. Sans lui, ç’aurait été un endroit exclusivement dédié aux mamans, assez confortable, d’ailleurs. Il savait que sa présence entachait ce confort. C’était souvent comme ça, dans les environnements liés à la petite enfance. À sa connaissance, il était le seul homme à l’intérieur du Beltway, le périphérique, à passer les heures ouvrables, en semaine, avec des enfants d’âge préscolaire. Ça ne se faisait pas, c’était tout. Ce n’était pas pour ça qu’on venait s’installer à Washington. Ce n’était pas pour ça que Charlie était venu s’installer là, d’ailleurs, mais ils en avaient parlé, Anna et lui, avant la naissance de Nick, et ils étaient arrivés à la conclusion que Charlie pourrait continuer à travailler – à temps partiel, en tout cas, en s’occupant de leur enfant. Le téléphone et l’e-mail n’étaient pas faits pour les chiens, il pourrait être en contact permanent avec le bureau de Chase. Phil n’avait-il pas lui-même perfectionné les techniques de télétravail quand il était le Sénateur du Monde, toujours sur les routes ? Aussi ce brave homme avait-il chaleureusement approuvé le projet de Charlie. Contrairement au sien, le boulot d’Anna exigeait qu’elle soit à son bureau au moins cinquante heures par semaine, et souvent plus. C’est ainsi que Charlie s’était porté volontaire, et avec joie, pour être le parent qui restait à la maison. Ce serait une aventure.

Ça, pour une aventure, c’en avait été une, il n’y avait pas à dire. Mais la première fois a un charme ; or il y avait plus d’un an qu’il avait remis ça avec leur petit deuxième, et ce qui avait été un vrai choc et l’avait entièrement absorbé avec le premier n’était plus maintenant qu’une routine dont il se sentait prisonnier. Ça commençait à lui taper sur le système. Joe commençait à lui taper sur le système.

Et voilà ; Charlie était là, au Gymboree, à traîner avec les mamans et les nounous. Une situation agréable, en théorie, mais dans la pratique un défi diplomatique de première. Personne ne voulait qu’il y ait de malentendu. Personne ne considérerait comme une coïncidence qu’il finisse par se retrouver en train de parler régulièrement à l’une des plus belles femmes de l’endroit, ou à n’importe qui en particulier, du reste. Charlie jouait le jeu, sauf que le comportement de Joe l’empêchait de contrôler la situation. Et voilà qu’il recommençait, justement : il suivait une petite fille aux cheveux noirs et à la physionomie parfaite de futur top model. Charlie ne pouvait pas faire autrement que d’aller s’assurer qu’il ne se jetait pas sur elle, comme il avait la manie de le faire avec les filles qui lui plaisaient. Et, bien sûr, la petite fille avait une jolie maman, ou plutôt une nounou, en l’occurrence : une jeune fille au pair, blonde, d’une vingtaine d’années, à qui Charlie avait déjà parlé. Il sentait le regard des autres femmes braqué sur lui ; pas une seule adulte de cet endroit ne croyait à sa possible innocence.