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— Salut, Asta !

— Bonjour, Charlie.

Il commençait même à douter de lui. Asta était une de ces petites Allemandes pleines de vivacité, qui donnaient l’impression d’avoir dix ans d’avance sur les Américaines du même âge en termes d’expérience, ce qui n’était pas un mince exploit, compte tenu de la façon d’être des adolescentes américaines, ces temps-ci. Charlie éprouva un petit sursaut d’indignation et se retint de crier : Ce n’est pas moi qui cours après les filles, c’est mon fils ! C’est mon fils, l’agresseur hyperactif qui embête les nanas ! Mais évidemment il ne pouvait pas faire ça, et maintenant, même Asta le regardait avec méfiance, peut-être parce que, la première fois qu’ils avaient parlé de leurs enfants, il lui avait fait une remarque flatteuse sur les cheveux de sa fille. Il se sentit rougir à nouveau, se rappela le regard de surprise amusée qu’elle lui avait jeté en rectifiant sa méprise.

Il échappa à ce souvenir gênant en chantant avec les autres. C’était fait pour calmer un peu les enfants avant la fin de la séance, avant qu’il ne faille les capturer au lasso et les ligoter sur leur siège bébé pour le retour à la maison en voiture. Joe prit l’annonce d’Ally comme le signal de plonger dans la structure tubulaire, où on ne pouvait le suivre, et d’où il était impossible de l’extraire. Il n’en émergerait que lorsque Ally commencerait à chanter « Ring Around the Rosie », une affreuse chanson inspirée par la Grande Peste de Londres, dont il raffolait. Ils firent donc la ronde, Ally menant la danse et Charlie évitant tous les regards, sauf celui de Joe. Les enfants et leurs mamans braillèrent en chœur les dernières paroles : « Ashes, ashes, we all fall, DOWN ! »

Et – cendres, cendres – ils se laissèrent tous tomber à terre.

Ensuite, ils allèrent au parc.

C’était une pelouse entourant un bac à sable carré, avec des agrès pour les enfants, situé juste à l’ouest de Wisconsin Avenue, à quelques pâtés de maisons de chez eux. Des courts de tennis s’étendaient au sud. Le long de Wisconsin, il y avait une caserne de pompiers, et, à l’ouest, un champ bordé par l’un des nombreux ruisseaux qui couraient encore à travers le damier des rues.

À la mi-journée, le parc était presque toujours occupé par quelques enfants, parfois tout petits, des mamans et des nounous. Beaucoup plus de nounous que de mamans, la plupart originaires des Antilles, apparemment. Elles étaient assises ensemble sur les bancs, se reposant et bavardant dans la chaleur étouffante. Les gamins jouaient tout seuls dans le bac à sable, ou s’ennuyaient.

Joe empêchait Charlie de tomber. Nick était ravi de rester assis au même endroit pendant des périodes prolongées, et quand il jouait il faisait preuve d’une prudence pathologique. Sur un pont de bois rebondissant, Charlie avait vu son petit poing blanchir alors qu’il se crispait sur la rambarde faite d’une chaîne. Contrairement à lui, Joe avait tout de suite repéré l’endroit du pont qui le propulserait le plus haut – pas au milieu, mais au tiers –, et il restait là, à sauter, sauter sur place en rythme avec les oscillations du pont jusqu’à ce qu’il ait pris beaucoup d’élan. Et s’il arborait une expression de désespoir, ce n’était pas du tout pour la même raison que Nick : c’était par frustration de ne pas pouvoir monter plus haut. Il avait l’habitude d’utiliser son corps comme objet d’expérience. Charlie ne comptait plus les fois où il avait dû le tirer d’un mauvais pas, et s’il s’était un peu calmé, c’était seulement parce qu’il n’aimait pas la façon dont son père lui criait dessus. « Tu ne peux pas rester un peu tranquille ? hurlait Charlie. Qu’est-ce que tu crois ? Que tu es en acier ? »

Or donc Joe rebondissait sur le point faible du pont trampoline pendant que la petite fille triste dont la nounou passait des heures au téléphone faisait lentement le tour du manège. Charlie évitait de rencontrer son regard avide et foudroyait la nounou du regard en se disant qu’il devrait peut-être épingler un mot dans les vêtements de la petite fille : Votre enfant erre sur terre, solitaire et désolée, à deux ans – HONTE À VOUS !

Alors que lui, il était un bon père. Voilà ce qu’aurait voulu dire ce mot, et c’est pourquoi il ne l’écrirait jamais. Il était un bon père, mais il s’ennuyait à crever. Non, ce n’était pas tout à fait vrai. C’était un stéréotype déplaisant. Il s’efforçait donc de se concentrer sur son numéro deux, et de jouer avec lui. C’était vraiment injuste, mais on n’y pouvait rien : les parents s’occupaient moins de leur deuxième enfant. Pour le premier, malgré le choc immense de la perte de liberté dont il fallait bien se remettre, certes, il y avait tout de même le spectacle envoûtant de son propre rejeton – ce petit être dont les gènes étaient un mélange à parts égales des siens et de ceux de sa compagne. On avait vraiment du mal à réaliser qu’un processus pareil puisse fonctionner, et pourtant le gamin était là, et il marchait dans le monde sous l’aspect provisoire d’une espèce d’animal de compagnie, un petit animal qui ne parlait pas mais qui exerçait une fascination incomparable.

Alors que pour le deuxième, comme ils disaient tous, on se bornait plus ou moins à l’empêcher de manger la litière du chat. Ce à quoi ils n’arrivaient pas toujours, dans le cas de Joe. Mais il ne fallait pas s’en faire. Ces petits animaux survivraient. Ils s’en sortiraient peut-être même très bien. Et en attendant, on pouvait toujours lire le journal.

Enfin, en attendant, justement, Joe et papa étaient là, au parc, alors autant essayer d’en tirer le meilleur parti. Et il était vrai qu’il était plus amusant de jouer avec Joe qu’avec Nick, au même âge. Joe pouvait courir après Charlie pendant des heures, demander à ce qu’il lui coure après, jouer à la bagarre, se bagarrer, descendre le toboggan et remonter les marches comme un mobile animé d’un mouvement perpétuel. Tout ça en plein mois de mai, à Washington, alors que le thermomètre s’appliquait à battre des records et que le soleil implacable, tapant à la verticale, traversait des couches d’un air tellement chargé d’humidité qu’il diffractait la lumière. Il se retrouvait en sueur et haletant, d’accord, mais Joe ne se faisait jamais prier. Au moins, on n’avait pas le temps de s’embêter.

Après un dernier tour de piste, ils s’affalèrent sur l’herbe pour pique-niquer. Ils adoraient tous les deux ce moment où Charlie donnait la becquée à Joe : des jus de fruits et des petits pots pour bébé, de la compote, un ou deux Chocapic qu’il pouvait manger tout seul. Il se nourrissait encore principalement du lait de sa mère.

Ce festin terminé, Joe tenta de se relever pour recommencer à jouer.

— Oh non, Joe, on ne pourrait pas se reposer un peu ?

— Non !

Mais, alourdi par son déjeuner, il se mit à tituber, comme s’il avait trop bu. Aussi brutale qu’un coup sur la tête, l’heure de la sieste le collerait bientôt au tapis.