Le téléphone de Charlie bipa. Le cordon de l’oreillette pendouillant devant le visage, il décrocha.
— Allô ?
— Salut, Charlie ! T’es où ?
— Salut, Roy. Je suis au parc, comme d’hab. Quoi de neuf ?
— Eh bien, j’ai lu ta dernière version, et j’aurais voulu t’en parler, là, parce qu’il faut qu’on transmette le projet au bureau du sénateur Winston pour qu’ils avisent.
— Tu penses que c’est une bonne idée ?
— C’est Phil qui nous a dit de faire comme ça.
— D’accord. Alors, de quoi veux-tu discuter ?
Il y eut une pause. Roy cherchait un point du rapport.
— Ah, voilà. Je cite : « Le Congrès est très préoccupé par la lenteur du passage de l’Amérique des hydrocarbures aux carburants à base d’hydrates de carbone et craint qu’il n’en résulte rapidement des changements de climat chaotiques, avec un impact profondément négatif sur l’économie des États-Unis… », fermez les guillemets. On nous a dit qu’Ellington était préoccupé, pas très préoccupé. Tu ne crois pas qu’il faudrait changer ça ?
— Non, nous sommes très préoccupés. Et lui aussi. C’est juste qu’il ne le sait pas.
— D’accord. Alors, plus loin, au troisième paragraphe, dans les clauses opérationnelles, je cite : « Les États-Unis indexeront les réductions d’hydrocarbures sur celles de la Chine et de l’Inde selon un rapport de deux à un, et apporteront le financement correspondant aux centrales marémotrices ou éoliennes construites dans ces pays et dans tous les pays dont l’indice de développement est inférieur à cinq, ces centrales devant être gérées par une agence intergouvernementale dont les États-Unis devront faire partie à titre de membre permanent ; quatrièmement, ces mesures seront combinées avec la production d’énergie… »
— Stop, mets plutôt « génération d’énergie ».
— « La génération d’énergie », d’accord… « sans impact sur le climat, de telle sorte que toutes les économies réalisées sur l’atténuation des risques environnementaux dans les pays participants, telles que déterminées par le GIEC, soient intégralement portées au crédit des quotas américains, et qu’un minimum de cinquante millions de dollars d’économies soient attribués annuellement spécifiquement à la construction de centrales de génération d’énergie sans impact climatique ; et qu’un minimum de cinquante millions de dollars d’économies soient attribués annuellement spécifiquement à la réalisation de pièges à carbone, autrement dit à tous les projets d’ingénierie environnementale conçus pour capturer le gaz carbonique de l’atmosphère et le séquestrer, en toute sécurité, dans les forêts, les gisements de houille, les océans ou tout autre endroit… »
— Ouais. Les pièges à carbone constituent vraiment un enjeu crucial. Va savoir si nous n’aurons plus d’autre solution, en fin de compte, que de laver l’atmosphère du CO2 qu’elle contient. Alors on ferait peut-être mieux d’inverser ces deux clauses. Mettre les pièges à carbone en premier et les centrales énergétiques à impact climatique neutre après, dans ce paragraphe.
— Tu crois ?
— Oui, absolument. Il se pourrait que les pièges à carbone soient le seul moyen d’empêcher nos enfants, et tous les enfants de cette planète, pendant les mille ans à venir, de patauger dans un marécage. De vivre toute leur vie sur Vénus.
— Ouais, un genre de Washington DC… D’accord, on intervertit. Bon, alors ça va pour ce paragraphe. Et c’est tout pour le texte. Maintenant, la question suivante est : qu’est-ce qu’on peut proposer à Winston et à sa bande pour leur faire accepter cette version ?
— Demandez aux gars de Winston de vous fournir la liste de leurs candidats, choisissez les deux moins agressifs, et dites-leur qu’on a réussi à les faire accepter par Phil, mais seulement à condition qu’ils acceptent d’abord nos modifications.
— Et tu crois qu’ils vont marcher ?
— Non, mais… attends… Joe ?
Charlie ne voyait plus Joe nulle part. Il se pencha pour jeter un coup d’œil sous la structure d’escalade, regarda de l’autre côté. Pas de Joe.
— Roy, je te rappelle. Il faut que je retrouve Joe. Je ne sais pas où il est passé.
— D’ac. J’attends ton appel.
Charlie coupa la communication, enleva son oreillette et la fourra dans sa poche.
— JOE !
Il se tourna vers les nounous antillaises, mais aucune ne semblait avoir remarqué quoi que ce soit, ou ne voulut croiser son regard. Rien à espérer de ce côté-là. Il alla voir plus loin, derrière la caserne de pompiers. Ah ah ! Joe était là, qui fonçait vers Wisconsin Avenue – et sa circulation !
— JOE! ARRÊTE !
Il avait hurlé de toute la force de ses poumons. Il vit que Joe l’avait entendu, à en juger par l’accélération du rythme de ses petites jambes pompant hors de sa grosse couche-culotte.
Charlie se lança à sa poursuite.
— JOE! hurla-t-il en trébuchant sur l’herbe. JOE! ARRÊTE-TOI TOUT DE SUITE !
Il ne pensait pas que Joe s’arrêterait, mais peut-être qu’en essayant d’aller encore plus vite il tomberait.
Raté. Joe était bien lancé, et courait comme un canard qui aurait essayé de fuir un danger sans prendre son envol. Il était sur le trottoir, le long de la caserne de pompiers, et la voie était dégagée jusqu’à Wisconsin, où les voitures et les camions filaient à toute allure, comme toujours.
Charlie se rapprochait. La caserne de pompiers était derrière lui. Il vit de gros camions foncer sur eux. Le temps qu’il rattrape Joe, il était tellement près du bord du trottoir que Charlie n’eut que le temps de l’agripper par le dos de sa chemise et de le soulever, lui faisant décrire un arc de cercle dans l’air et le ramenant vers lui alors qu’ils tombaient tous les deux en tas sur le trottoir.
— Oh ! hurla Joe.
— QU’EST-CE QUE TU AS FAIT ? lui hurla Charlie en pleine figure. QU’EST-CE QUI T’A PRIS ? NE REFAIS PLUS JAMAIS ÇA !
Stupéfait, Joe cessa un instant de brailler pour regarder son père. Puis il se remit à hurler, le visage écarlate.
Charlie s’assit en tailleur et serra le petit garçon en larmes dans ses bras. Il tremblait, son cœur battait la chamade. Il le sentait palpiter follement dans sa poitrine. Obéissant à un vieux réflexe, il appuya son pouce sur les veines de son poignet et regarda la trotteuse de sa montre décrire le quart du cadran. Multiplia par quatre. Impossible. Cent quatre-vingts pulsations/minute. C’était impossible. Il suait par tous les pores de sa peau. Il hoquetait.
Le défilé de voitures et de camions passait toujours en rugissant à quelques centimètres d’eux. Wisconsin Avenue était une voie très fréquentée par les camions qui passaient par là en quittant le Beltway pour se rendre dans le centre-ville. La voie de droite, le long du trottoir, en était pleine, et ils roulaient à plus de soixante kilomètres à l’heure.
— Pourquoi tu me fais des coups pareils ? gémit Charlie dans les cheveux de son garçon.
Tout à coup, il fut empli de terreur, et d’une sorte de désespoir, ou de noire appréhension.
— C’est dingue, c’est tout !
— Oh, fit Joe.
De grands soupirs frémissants les ébranlèrent tous les deux.
Puis le portable de Charlie se mit à sonner. Il mit son oreillette et prit la communication.
— Allô ?
— Salut, chou !
— Oh, salut, bébé.
— Qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?
— Oh, rien, rien du tout. C’est juste que je viens de courir après Joe. On est au parc.
— Eh bien, vous devez crever de chaud. C’est le moment le plus chaud de la journée, non ?