— Ouais, ou pas loin, en tout cas. Enfin, on s’amusait bien, alors on est restés. Mais on va rentrer, maintenant.
— Écoute, je ne vais pas te retenir longtemps. Je voulais juste m’assurer qu’on n’avait rien de prévu ce week-end.
— Pas que je sache.
— Bon, eh bien tant mieux. Parce qu’il s’est passé quelque chose d’intéressant, ce matin. J’ai rencontré un groupe de gens, en bas, des nouveaux venus dans le bâtiment. On dirait des Tibétains, je trouve, mais ils vivent sur une île. Ils ont pris le bureau du rez-de-chaussée, celui de l’agence de voyages, tu sais.
— Mmm, ça a l’air chouette, dis donc.
— Oui. Je vais déjeuner avec eux, et si ça se présente bien, je les inviterai peut-être à dîner chez nous, un de ces soirs, si ça ne t’ennuie pas.
— Non, c’est une bonne idée. Comme tu le sens. Ça a l’air intéressant.
— Génial. Bon, ben d’accord. Je vais les retrouver, là. Je te raconterai.
— Okay. Bien.
— Okay. Bisous, p’tit chou.
— Salut, trésor. On s’rappelle.
Charlie raccrocha.
Après dix inspirations géantes, il se leva, Joe blotti dans ses bras. Le petit garçon enfouit son visage dans le cou de son père. Charlie rebroussa chemin, les jambes flageolantes. Ça faisait entre cinquante et cent mètres. Des rigoles de sueur coulaient le long de ses côtes, et de son front jusque dans ses yeux. Il s’essuya tant bien que mal sur la chemise de Joe. Joe transpirait, lui aussi. Charlie retrouva leurs affaires, fourra Joe dans son porte-bébé. Pour une fois, il ne résista pas.
— Pa’don, papa, dit-il.
Il s’endormit à la seconde où Charlie le colla sur son dos.
Charlie se mit en marche, la tête de Joe collée au creux de son cou, une sensation qu’il avait toujours trouvée plaisante jusque-là. Parfois, l’enfant lui suçait même la nuque. Mais là, ce contact revêtait une signification si forte qu’il ne pouvait la supporter, c’était une gigantesque aura brumeuse de danger et d’amour. Il ne put retenir ses larmes. Il s’essuya les yeux et secoua ses doigts comme pour chasser ce cauchemar. Des otages du destin, se dit-il. On se marie, on a des gamins, qu’on livre en otages au destin. Pas moyen d’y échapper, rien à faire. C’est le prix à payer pour ce genre d’amour, et voilà tout. Son fils était complètement dingue, et il ne l’en aimait que davantage.
Il marcha vite pendant près d’une heure, à travers ces quartiers qu’il en était arrivé à si bien connaître au fil de ses années de solitude dans ce rôle de papa poule. Sous les arbres subsistaient les vestiges d’un mode de vie plus ancien, comme un réseau de lignes éphémères : les voies ferrées, le réseau de canaux, les pistes des Indiens, et même des cerfs, tout cela était encore visible. Charlie les arpentait sans les voir. Le monde ductile fondait autour de lui dans la chaleur. La sueur lubrifiait le moindre de ses mouvements.
Il reprit lentement le fil de sa vie. Une journée comme les autres, pour Joe et papa.
Les rues résidentielles de Bethesda et de Chevy Chase étaient vraiment belles, à tous les points de vue. Surtout grâce aux grands arbres, et à l’herbe sur laquelle il marchait. Du vert partout. Par un après-midi de semaine comme celui-ci, il n’y avait pratiquement personne dehors. Les faibles déclivités étaient idéales pour la marche. Ils étaient un peu protégés de la chaleur par les arbres majestueux. Le ciel au-dessus était comme chauffé à blanc. C’étaient certainement des arbres de deuxième ou même de troisième venue, il ne devait pas y avoir beaucoup de très vieux arbres, à l’est du Mississippi. Enfin, c’étaient quand même des arbres anciens, et ils étaient grands. Charlie n’avait jamais oublié la Californie de son enfance, où les paysages ouverts étaient la norme, et recherchés, si bien que d’un côté il éprouvait un sentiment de claustrophobie dans la forêt omniprésente – il aurait payé cher pour voir un paysage sans sapins – et en même temps, pour lui, ça restait toujours exotique et fascinant, limite menaçant ou inquiétant. Voir les feuilles tavelées de lumière, à tous les niveaux, du sol à la canopée, tout en haut, était une révélation perpétuelle, pour lui ; rien dans sa contrée natale ou dans ses connaissances livresques sur les forêts ne l’avait préparé à ce veinage de l’espace, immense et délicat. Enfin, il aurait fait n’importe quoi pour voir des montagnes dans le lointain. Elles lui manquaient comme on peut manquer d’oxygène. Aujourd’hui plus que jamais, il avait l’impression d’étouffer, de hoqueter.
Son téléphone sonna à nouveau. Il tira son oreillette de sa poche, se la fourra dans l’oreille et répondit :
— Allô ?
— Hé, Charlie, je ne voudrais pas t’embêter, mais ça va, avec Joe ?
— Oh oui, merci, Roy. Merci de t’en inquiéter, en tout cas. J’avais oublié de te rappeler.
— Alors tu l’as retrouvé.
— Ouais, ouais. Juste avant qu’il ne se jette sous les roues des voitures. J’étais mal, je t’assure, et du coup, j’ai oublié de te rappeler.
— Bah, ce n’est pas grave. C’est juste que je me demandais, tu comprends, si on pouvait finir de revoir ce papier, là.
— Je suppose, soupira Charlie. Pour te dire la vérité, Roy, mon vieux, je ne suis pas sûr que ce soit si bon que ça pour moi, en ce moment, ce travail à domicile…
— Oh, tu t’en sors bien. Tu es l’étalon or de Phil. Mais écoute, si ça ne va pas, tout de suite, on peut…
— Non, non, Joe dort sur mon dos. Ça va. C’est juste que j’ai cru mourir de trouille.
— Ça, j’imagine. Écoute, on peut en reparler plus tard. Sauf que je dois te prévenir, on n’a pas la vie devant nous pour finaliser le document, ou bien Phil risque de se faire prendre de vitesse. Il faut aussi qu’on montre notre copie au docteur Strangelove.
C’était le surnom qu’ils donnaient au conseiller scientifique du Président.
— Je sais. Bon, d’accord, vas-y, je pourrai toujours te dire ce que j’en pense, de toute façon.
C’est ainsi que, pendant un moment, il écouta Roy lui lire des phrases de son papier, puis il discuta avec lui des tenants et des aboutissants, des révisions possibles. Roy était le chef de bureau de Phil depuis le jour où Wade Norton avait pris son bâton de pèlerin et était devenu un conseiller in absentia. C’était un homme intelligent, bardé d’une foule de connaissances glanées au fil des années passées à la direction du Comité pour les ressources naturelles (jadis appelé Comité pour l’environnement, jusqu’à ce que le congrès Gingrich le rebaptise), et l’un des chouchous de Charlie. Et Charlie s’était tellement investi dans la proposition de loi sur le climat qu’il en avait une vision globale. À vrai dire, il était content de l’entendre, à présent, rien que l’entendre, sans avoir le texte écrit devant les yeux pour le distraire. C’était comme si on lui avait raconté une histoire avant de dormir.
Cela dit, au final, il ne pouvait pas répondre à certaines des questions de Roy sans voir le texte.
— Désolé, je te rappelle en rentrant.
— D’accord ; mais n’oublie pas. Il faut qu’on finisse ça.
— Compte sur moi.
Ils raccrochèrent.
Pour rentrer chez lui, il dut prendre par le sud, le long du quartier qui avait poussé autour de la station de métro de Bethesda, un entrelacs de restaurants et d’immeubles d’habitations qui entouraient le trou dans le sol par lequel les gens et l’argent jaillissaient miraculeusement, bousculant tout : changeant le tracé des rues, réhabilitant des pâtés de maisons entiers, crevant le dais des arbres avec tout un lacis de gratte-ciel et établissant une nouvelle architecture purement urbaine dans la forêt interminable.