Il s’arrêta chez Second Story Books, la plus grande et la meilleure des nombreuses librairies d’occasion du coin. Ce n’était qu’une habitude ; il y était venu tellement souvent avec Joe endormi sur le dos qu’il avait inventorié tout le stock et en était réduit à vérifier les livres cachés derrière la rangée de devant, ou à ranger par ordre alphabétique les sections qu’il préférait. Personne dans la boutique suprêmement arrogante et négligée ne s’intéressait à ce qu’il faisait là. D’une certaine façon, c’était apaisant.
Pour finir, il renonça à faire semblant de se sentir normal et rentra chez lui. Là, il eut un peu de mal à décider s’il devait enlever le porte-bébé en espérant ne pas réveiller Joe prématurément, ou le garder sur son dos et travailler sur le plan de travail qu’il avait installé à côté de son bureau dans ce but même. L’inconfort du poids de Joe était plus que compensé par le silence, et, comme il le faisait généralement, il s’installa, son gamin somnolent sur le dos.
Lorsqu’il eut ouvert son document et revu les données de l’étude des Nations unies sur le rapport coût/bénéfices des usines marémotrices, il rappela Roy et ils mirent la dernière main au document. La version révisée était prête, Phil n’avait plus qu’à la relire, et ils pourraient la montrer au sénateur Winston et au docteur Strangelove.
— Merci, Charlie. Ça m’a l’air bien.
— Oui, je trouve ça pas mal, moi aussi. Ce sera intéressant de voir ce que Phil en dira. Je me demande si nous ne poussons pas le bouchon un peu trop loin, là.
— Pour moi, il devrait être d’accord. Non, ce que je me demande, c’est ce que l’équipe de Winston va en penser.
— Ils vont péter un câble.
— Ça se pourrait. Ils sont pires que Winston lui-même. Des bureaucrates dans toute leur splendeur.
— Ouais, peut-être. Moi, je crois plutôt que ce sont juste des fondamentalistes ignares.
— Exact. Bon, eh bien on va leur faire voir.
— Espérons-le.
— Charlie, mon bonhomme, tu as l’air crevé. J’imagine que Joe ne va pas tarder à se réveiller.
— Ouais.
— Tu n’arrêtes pas, hein ?
— Non.
— Mais tu es un héros, tu es le plus grand papa poule de Washington tout entière.
— Avec toute la concurrence qu’il y a ! rigola Charlie.
Roy se mit à rire aussi, content d’avoir réussi à remonter le moral à Charlie.
— Bon, c’est déjà ça.
— Enfin, c’est gentil quand même de me dire ça. La plupart des gens ne le remarquent pas ; c’est juste un truc un peu bizarre que je fais.
— Ça aussi, c’est vrai. Mais les gens n’ont pas idée de ce que ça recouvre.
— Non, ils n’en ont pas idée. Les vraies mamans sont seules à le savoir, mais elles me tiennent pour quantité négligeable.
— Elles seraient pourtant mieux placées que quiconque pour le savoir.
— Eh bien, d’une certaine façon, elles ont raison. Qu’y a-t-il d’exceptionnel au fait que je fasse ça ? Après tout, je cherche peut-être juste à me faire plaindre. Ça s’est révélé plus difficile que je ne pensais. Un vrai choc psychologique.
— Parce que…
— Eh bien, j’avais trente-huit ans à la naissance de Nick, et j’avais toujours fait tout ce que je voulais depuis l’âge de dix-huit ans. Vingt années de liberté américaine blanche, masculine, exactement comme ce que tu vis, jeune homme, et puis Nick est arrivé, et tout à coup je me suis retrouvé sous les ordres d’un tyran fou et incapable de dire un mot. Réfléchis un peu à ça : aujourd’hui, tu peux aller où tu veux, faire ce que tu veux, t’amuser, pas vrai ?
— Exact. Ce soir, je vais à une soirée organisée par des nouveaux arrivants à Brookings. Je m’attends à ce que ce soit assez dingue.
— D’accord, ne remue pas le couteau dans la plaie. Parce que moi, je serai dans la même pièce que tous les autres soirs depuis plus de sept ans, à quelques jours près.
— Alors maintenant, tu devrais y être habitué, non ?
— Eh bien, oui. C’est vrai. C’était plus dur avec Nick, quand je me rappelais ce que c’était que la liberté.
— Tu t’es métamorphosé dans la maternité.
— Ouais. Mais le morphing fait mal, mon vieux, exactement comme dans les X-Men. Je me souviens de la première fête des mères, après la naissance de Nick. J’étais encore complètement sous le choc, et Anna a été obligée de partir je ne sais plus où, ce jour-là, peut-être pour aller voir sa mère, je ne sais plus, en tout cas, j’essayais de donner son biberon à Nick et il refusait, comme d’habitude. Et tout d’un coup, je me suis rendu compte que je ne serais plus jamais libre, jusqu’à la fin de mes jours, mais que, comme je n’étais pas une maman, il n’y aurait jamais un jour de fête pour rendre hommage à mes efforts parce que la fête des pères, ce n’est pas la même chose. Bref, Nick tournait la tête dans tous les sens alors qu’il avait désespérément besoin de téter, et là j’ai vraiment flippé, Roy. J’ai balancé le biberon sur le mur.
— Tu l’as balancé ?
— Ouais. Enfin, je l’ai fait rouler par terre, et il a heurté le mur selon l’angle qu’il ne fallait pas ou je ne sais quoi, et il a explosé, comme ça. Le bouchon a sauté, le lait a jailli, et il y en avait partout dans la pièce. Je n’aurais jamais cru qu’un tout petit biberon comme ça puisse en contenir autant. Encore aujourd’hui, quand je fais le ménage dans le salon, je tombe parfois sur des petites taches de lait séché par-ci, par-là, sur la cheminée ou sur le bas des fenêtres. Et ça me rappelle comment j’ai pété les plombs le jour de la fête des mères.
— Ha. Le moment du morphing. Mon pauvre Charlie, tu es vraiment un spécimen pathétique de virilité américaine qui pleurniche pour avoir sa carte de fête des mères. Enfin, cramponne-toi un peu – plus que dix-sept ans et tu seras à nouveau libre.
— Mmm, chic alors ! Sauf qu’à ce moment-là, je n’en aurai plus envie.
— Tu n’en as déjà plus envie. Tu adores cette vie, tu le sais bien. Mais… ah, Phil est là, il faut que j’y aille. Salut !
— Salut !
7
Après avoir bavardé avec Charlie, Anna s’absorba dans son travail, selon son habitude, et elle faillit oublier son rendez-vous à déjeuner avec les gens du Khembalung ; mais comme elle était coutumière du fait, elle avait réglé son réveil à une heure, et quand il sonna, elle sauvegarda et descendit. En arrivant devant la vitrine, elle vit que le personnel de la nouvelle ambassade défaisait encore ses paquets, dans des nuages de poussière ou de fumée d’encens. Assis par terre, le jeune moine auquel elle avait parlé et son compagnon plus âgé inspectaient un carton contenant des colliers et autres objets.
Ils la remarquèrent et levèrent les yeux avec curiosité, puis le jeune homme hocha la tête, se souvenant qu’ils avaient parlé ensemble, le matin même, après la cérémonie.
— Toujours intéressé par une pizza ? demanda Anna. Si ça vous convient, bien sûr.
— Oh oui, répondit le jeune moine.
Les deux hommes se levèrent, le plus âgé en plusieurs étapes, parce qu’il avait une jambe raide.
— Nous adorons la pizza.
Le vieil homme hocha poliment la tête et jeta un coup d’œil à son jeune assistant, qui lui répondit rapidement, dans une langue qui, sans être vraiment gutturale, semblait surtout produite au fond de la bouche.
Comme ils traversaient l’atrium en direction de la Pizza Uno, Anna demanda, d’un ton incertain :
— On mange des pizzas, là d’où vous venez ?