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— Non, répondit le jeune moine avec un sourire. Mais au Népal, j’en ai mangé dans les maisons de thé.

— Vous êtes végétarien ?

— Non. Le bouddhisme tibétain n’a jamais été végétarien. Il n’y avait pas assez de légumes.

— Vous êtes donc tibétains ! Je pensais vous avoir entendu dire que vous étiez une nation insulaire.

— En effet. Mais à l’origine, nous venons du Tibet. Les anciens, comme Rudra Cakrin, dit-il avec un geste en direction du vieux moine, sont partis quand les Chinois ont envahi le pays. Les autres, comme moi, sont nés en Inde, sur l’île de Khembalung même.

— Je vois.

Ils entrèrent dans le restaurant, où de grands box étaient séparés par des cloisons en bois. Ils en choisirent un, et Anna s’assit en face des deux hommes.

— Je m’appelle Drepung, dit le jeune homme. Et le Rinpoché, notre ambassadeur en Amérique, est Gyatso Sonam Rudra Cakrin.

— Anna Quibler, dit Anna, en leur serrant la main.

Ils avaient de grosses pattes calleuses.

Une serveuse s’approcha. Elle ne sembla même pas remarquer l’étrange accoutrement des deux hommes et attendit leur commande avec une indifférence superbe. Après une rapide consultation marmonnée, Drepung demanda à Anna des suggestions, et ils optèrent finalement pour une sélection de pizzas sur lesquelles il y avait de tout.

Anna reposa son verre d’eau.

— Parlez-moi du Khembalung, et de votre nouvelle ambassade.

Drepung hocha la tête.

— Je regrette que Rudra Cakrin ne puisse vous en parler lui-même, malheureusement, il a encore besoin de prendre des cours d’anglais. Pour l’instant, ce n’est pas très efficace. Enfin, vous savez que la Chine a envahi le Tibet en 1950, et que le dalaï-lama s’est réfugié en Inde en 1959 ?

— Oui, ça me dit quelque chose.

— Eh bien, pendant ces années, et depuis, beaucoup de Tibétains se sont installés en Inde pour fuir les Chinois, et se rapprocher du dalaï-lama. L’Inde nous a offert l’hospitalité, mais quand le conflit frontalier entre la Chine et l’Inde a éclaté, en 1960, la situation est devenue très inconfortable pour l’Inde. Le gouvernement était déjà en difficulté à cause du Pakistan, et une controverse sérieuse avec la Chine aurait été…

Il chercha le mot, agitant la main.

— C’aurait été trop ? avança Anna.

— Oui. Beaucoup, beaucoup trop. Alors, le soutien que l’Inde apportait aux Tibétains en exil…

Rudra Cakrin émit un petit sifflement.

— Qui, bien que très appréciable, était déjà très modeste, s’est encore réduit, continua Drepung. La communauté tibétaine de Dharamsala a dû se faire aussi discrète que possible. Le dalaï-lama et son gouvernement ont fait de leur mieux, et beaucoup de Tibétains ont été déplacés dans d’autres régions d’Inde, dans le Sud surtout, mais aussi ailleurs. Quelques années ont encore passé, et il y a eu, comment dire ?… des dissensions au sein de la communauté tibétaine en exil. Les causes de divergence étaient trop compliquées pour que je tente de vous les expliquer ; c’est tout juste si j’y comprends quelque chose moi-même. Mais en fin de compte, un groupe dit du Chapeau Jaune a saisi l’offre de s’installer sur cette île qui est maintenant la nôtre. C’était juste avant la guerre de 1970 entre l’Inde et le Pakistan, malheureusement, et le moment était mal choisi. Tout s’est passé dans l’indifférence générale pendant un certain temps. Enfin, à partir de ce moment, l’île était à nous. Ou plutôt, nous étions sous une espèce de protectorat indien, comme le Sikkim, mais en moins formellement organisé.

— Khembalung est le nom d’origine de l’île ?

— Non. Je ne pense pas qu’elle ait eu un nom, avant. La majeure partie de notre secte a vécu à un moment donné dans la vallée de Khembalung. C’est pourquoi nous avons gardé ce nom, et que nous nous sommes plus ou moins détachés du gouvernement du dalaï-lama à Dharamsala.

En entendant prononcer le nom de « dalaï-lama », le vieux moine fit la grimace et prononça quelques mots en tibétain.

— Le dalaï-lama est toujours notre chef, expliqua Drepung. C’est avec ses proches que nous avons un différend d’ordre religieux. La question est de savoir comment le soutenir au mieux.

— Je croyais que l’embouchure du Gange se trouvait à Bénarès ? avança Anna.

— Principalement, mais vous savez que le delta est très large. La partie occidentale se trouve en Inde. Dans une partie du Bengale. Beaucoup d’îles. Les Sundarbans ? Vous n’en avez pas entendu parler ?

Leurs pizzas étaient arrivées, et Drepung continua à parler entre de grosses bouchées.

— Les Sundarbans sont des îles peu peuplées. Enfin, certaines d’entre elles. Il n’y avait pas d’habitants sur la nôtre.

— Vous voulez dire qu’elle était inhabitable ?

— Non, non. Elle était manifestement habitable.

Rudra Cakrin grommela quelque chose.

— Les gens qui ont le choix, beaucoup de choix possibles, diraient peut-être qu’elles étaient inhabitables, poursuivit Drepung. Et il se pourrait qu’elles le deviennent. Elles sont plus adaptées aux tigres. Mais nous nous en sommes bien tirés, là-bas. Nous sommes devenus comme les tigres. Avec le temps, nous avons construit une jolie ville. Un petit potala au bord de la mer, pour Rudra Cakrin et les autres lamas. Des écoles, des maisons, et même un hôpital. Tout ça. Et des barrages contre l’océan. Toute l’île a été entourée de digues. Beaucoup de travail. Et très dur, dit-il en hochant la tête comme s’il avait payé de sa personne. Des conseillers néerlandais nous ont aidés. Très aimables. Chez nous, vous savez ? Le Khembalung est passé d’une époque à l’autre. Mais maintenant…

Il agita à nouveau la main comme un bateau sur l’eau, reprit une part de pizza, mordit dedans.

— Le réchauffement global ? risqua Anna.

Il hocha la tête. Avala.

— Nos amis néerlandais nous ont conseillé de fonder une ambassade ici, pour nous joindre à leur campagne de lobbying afin d’influencer la politique américaine sur ces questions.

Anna mordit dans sa pizza pour ne pas trahir la pensée qui venait de lui passer par la tête : les Néerlandais devaient être eux-mêmes plutôt désespérés, pour en être réduits à rechercher ce genre d’aide. Elle rumina cette idée tout en mâchant.

— Et vous voilà, dit-elle enfin. Vous étiez déjà venus en Amérique, avant ?

Drepung secoua la tête.

— Aucun de nous n’était jamais venu.

— Ça doit être assez impressionnant.

— Je suis allé à Calcutta, fit-il en fronçant les sourcils.

— Oh, je vois.

— C’est très différent, évidemment.

— Ça, j’en suis sûre.

Elle l’aimait bien ; elle aimait son anglo-indien musical, son visage rond, ses grands yeux liquides, son sourire spontané. Malgré leur crâne rasé, qui leur donnait un air de famille, les deux hommes offraient un contraste saisissant : Drepung était jeune, grand, et son visage semblait avoir conservé sa graisse de bébé, alors que Rudra Cakrin était vieux, petit, ratatiné, avec un visage presque décharné, aux pommettes saillantes, à la mâchoire étroite et aux méplats sillonnés d’un million de rides.

Mais c’étaient des rides d’expression : de rire et de surprise, car un perpétuel étonnement lui faisait ouvrir des yeux ronds et lui plissait le front. Malgré les grommellements et les marmonnements que lui inspiraient les propos de Drepung, il semblait assez jovial. En tout cas, il avait attaqué sa pizza avec le même enthousiasme que son jeune assistant.

— J’imagine que le fait de quitter le Tibet pour une île tropicale a représenté un choc plus violent que de venir de l’île jusqu’ici, dit Anna.